© Stéphan Gladieu
La Corée du Nord serait-elle, parce qu’elle interdit le regard, l’un des derniers territoires vierges pour les photographes ?
Enfermant ses visiteurs étrangers dans un voyage officiel, les fonctionnaires coréens qui les accueillent sont des auxiliaires de police.
Dans ce pays « où tout est vrai mais faux » (Didier Bizet), photographier en dehors ou par-delà le circuit imposé est un défi.
© Stéphan Gladieu
Deux livres paraissent conjointement, de Stéphan Gladieu (chez Actes Sud) et Didier Bizet (chez Pyramid / Revelatoer), qui abordent ce pays citadelle ouvert à tous les fantasmes.
Le pays cherche à maîtriser absolument son image, masquant ainsi l’ampleur de ses difficultés, économiques, sociales, politiques.
Le peuple est contraint, corseté, apeuré.
Par le portrait – en Corée du Nord, le portrait individuel n’existe pas -, peut-être est-il possible de le découvrir en chacun de ses visages singuliers, voire de l’autoriser à être lui-même.
© Stéphan Gladieu
Pour photographier vrai, il faut ruser, choisir par exemple comme le reporter Stéphan Gladieu le portrait-miroir, souvent cadré de pied, un langage compréhensible pour la propagande, mais permettant une douce ironie, et un rire quelque peu bouffon face à la stéréotypie des situations, et du décalage subtilement introduit dans les tableaux produits.
Une séance à l’hôpital ophtalmologique de Pyongyang pourrait figurer, par son sens du fantastique, dans un film du regretté maître de l’absurde belge, Jean-Jacques Rousseau.
Des enfants endimanchés regardant l’objectif : de futurs révolutionnaires ?

Des étudiants au bowling : des tireurs de missiles ?
Des pionnières au centre de vacances de la ville portuaire de Wonsan : des espionnes ?
Des haltérophiles à Pyongyang : des propagateurs de la culture gay ?
Tout est figé, posé, organisé, mais tout bouge dans l’imaginaire, tant les mises en scène frôlant le ridicule, et/ou le sublime, soulignent la capacité en chacun à s’improviser acteur (en CDI).
© Stéphan Gladieu
Un couple marié, une visite dans un parc d’attraction, un zoo, des serveuses, des ouvrières à la piscine : le peuple est drôle, beau, irrésistible.
Le choix des couleurs entrant en échos renvoie à la pop culture, semblant soudain desserrer l’étau, par le jeu d’un cinéma permanent.
On peut aussi penser au magistral travail d’August Sander sur la société allemande, Hommes du XXe siècle, ce qui donnerait, dans sa version nord-coréenne un livre de Stéphan Gladieu, aussi absurde que vrai.
« Le plus délicat, confie le photographe à Sam Stourdzé, fut de comprendre que j’entrais dans un monde où la perfection est une quête absolue. En Corée du Nord, un objet doit être parfaitement achevé pour être rendu visible au regard des autres. »
© Stéphan Gladieu
La forme doit être parfaite.
Exposer la mascarade d’une réalité intégralement contrôlée en y introduisant des signes de dérèglement, tel est ainsi l’enjeu du livre de Didier Bizet, Le grand mensonge, sur l’un des pays les plus secrets de la planète.
L’étrange s’empare du photographe autorisé à franchir la frontière, comme une fenêtre ouverte sur un film de science-fiction.
© Didier Bizet
Des statues de l’autocrate officiel, maître Kim.
La fierté d’être les enfants du Conducator national.
Des forêts d’immeubles similaires, et des magasins impeccablement rangés.
© Didier Bizet
« Décrit comme l’Etat bafouant le plus les droits de l’homme, précise Didier Bizet, et accusé de nombreux crimes contre l’humanité, son régime communiste aux airs staliniens et sa logique totalitaire inquiètent l’ONU, qui estime que ces cinquante dernières années, des centaines de milliers d’opposants auraient été exécutés dans des camps, et que plus de 100 000 personnes y seraient encore prisonnières. »
Décors, vitrines, mensonges.
Truquant ses images, le photographe métamorphose avec ironie le quotidien nord-coréen : « Ce livre est à la fois une fable photographique, un non-sens plein de sens, une satire du « vrai-faux », une poésie visuelle qui change la norme et qui soupçonne Pyongyang de la mener en bateau. »
© Didier Bizet
Il y a ici quelque chose du jeu du cherche et trouve, faisant de chaque image une énigme à décrypter, comme tout ce que produit d’officiel le régime.
Tiens voici Shrek dans le reflet d’une porte d’immeuble, alors que des petites filles s’amusent sur le parvis, inconscientes du généreux monstre qui les observe.
Tiens, un portrait à l’envers.
Tiens, un ballon de rugby sur une fresque célébrant la gloire du peuple en lutte.
© Didier Bizet
Un insigne H&M.
Une platine de DJ.
Une pochette d’un vinyle du groupe ACDC.
Le logo de l’émission The Voice Kids.
Un Smartphone rouge (dans les mains du Leader).
Une publicité pour Apple.
Une notice IKEA (sous la table d’un ébéniste).
Un panneau indiquant un Sex Shop.
Un soutien-gorge rose accroché à une table de billard.
Des trottinettes électriques.
Un pan de marbre s’arrachant d’une colonne comme un lé de papier peint.
© Didier Bizet
D’un totalitarisme – capitalisme / communisme – l’autre : qui est le plus libre, le plus vivant, le plus vrai ? (fausse question)
Interrogé par Didier Bizet, le dessinateur Guy Delisle, auteur de la bande dessinée satiriste Pyongyang précise : « Il y a peu, j’ai rencontré une personne qui crée des spectacles de marionnettes et qui avait été invitée en Corée du Nord. Là-bas, on aime ce genre de spectacles : les marionnettes ne fâchent personne… Lors d’une rencontre publique, elle a mentionné mon livre, Pyongyang, et m’a dit que l’ambiance s’était immédiatement rafraîchie… »
Les mégalomanes n’aiment pas les petites fourmis du sens.
Didier Bizet, Le grand mensonge, conversation de Didier Bizet avec Guy Delisle, direction éditoriale Céline Remechido et Charlotte Vannier, Pyramid éditions / Revelatoer, 2020, 178 pages
Stéphan Gladieu, Corée du Nord, conversation entre Stéphan Gladieu et Sam Stourdzé, bilingue français/anglais, Actes Sud, 2020, 160 pages
Exposition éponyme aux Rencontres d’Arles 2020 (reportée)
very good
J’aimeJ’aime