© Bernard Lesaing
Après les livres de Gilles Favier (Belfast, Clémentine de la Féronnière, 2018), de Yan Morvan (Bobby Sands, mai 1981, André Frère Editions, 2018) et de Toby Binder (Wee Muckers, Youth of Belfast, Kehrer Verlag, 2018), le corpus nord-irlandais de L’Intervalle s’enrichit désormais de l’ouvrage du photoreporter Bernard Lesaing aux Editions de Juillet, Faces & Places, Northern Ireland 1975-2020.
Il s’agit ici de faire se rencontrer deux séries d’images de la vie quotidienne en Irlande du Nord, la première réalisée dans les années 1970, et la seconde datant de 2020, vingt deux ans après d’historiques accords de paix.
© Bernard Lesaing
Porté par l’association Images et Recherche, ce projet est pensé à la fois comme collaboratif – rencontres/discussions avec les habitants – et ethnopoétique (Bernard Lesaing), l’ambition étant de mieux comprendre, mieux exposer un territoire et des situations complexes.
« Eté 75, été 76, précise le photographe, je suis à Derry. Je ne cherche pas à rejoindre un camp, je suis dans la rue, je ne peux échapper au conflit, à la présence lourdement armée de l’armée britannique, aux démonstrations de force des Orangistes, à la révolte des jeunes des quartiers catholiques. Je veux donner à voir la vie quotidienne en temps de guerre. A voir à qui ? Je ne sais pas encore. »
© Bernard Lesaing
En 1975, dans l’objectif de Bernard Lesaing, les rues sont généralement assez vides, ou peuplées d’enfants intrépides, alors que la tension entre les deux communautés est perceptible : un graffiti rageur, des affiches, des traces d’objets brûlés sur le macadam, des maisons éventrées, dans une sorte de far ouest septentrional.
Un checkpoint, un pub tenu par le Sinn Fein (quartier de Fall Road), des statues de la Vierge Marie, des barbelés.
« En Irlande du Nord, rappelle le musicien et traducteur Peter McCavana, toutes les écoles primaires et secondaires étaient séparées, entre élèves catholiques et élèves protestants. Le conflit est venu accentuer cette ségrégation – et réciproquement. Enfants et adolescents des deux communautés se fréquentaient de moins en moins, si bien que la seule occasion pour les jeunes de rencontrer « ceux d’en face » restait à l’université. »
© Bernard Lesaing
Des manifestations, des voitures défoncées, des cailloux, des émeutes.
Impressions de no man’s lands et de champs de bataille.
Il faut se protéger, apprendre à se battre, et à encaisser les coups.
Les enfants se forment, chacun sa place et désordre partout.
Des funérailles, des pleurs, des mères qui s’effondrent.
Un défilé de femmes : We demand peace.
© Bernard Lesaing
Nous sommes maintenant en mai 2019, le photographe témoigne : « Je ne suis pas perdu dans la ville mais dérouté. Le centre-ville n’est pas habité. On y va, on y vient. Commerces, bureaux, administrations, hôtels, pubs, centres culturels, théâtres et immeubles vides qui attendent un projet me font comprendre qu’ici c’est la neutralité qui doit régner. Le centre est à tout le monde, il n’est donc à personne. »
Faut-il craindre le Brexit ? Les Irlandais du Nord vont-ils se retrouver un peu plus isolés ? Le conflit peut-il reprendre ? Va-t-on de nouveau distinguer au football, pour les stigmatiser, les équipes catholiques des équipes protestantes ? Des vies seront-elles de nouveau brisées ?
© Bernard Lesaing
Les bâtiments démolis ont été reconstruits, ou évacués, la société marchande fait son œuvre comme partout ailleurs, les graffitis sont peut-être moins politiques, les slogans revendicatifs ayant été remplacés par des représentations de sportifs, et les enfants, may be, moins indociles.
Qu’est-ce que l’Irlande du Nord aujourd’hui, dans la mondialisation, alors qu’un avion traverse une photographie ?
La musique folk dans les pubs a-t-elle su unir les âmes ?
© Bernard Lesaing
Des habitants, de tous milieux, racontent leur ville, leur travail, leurs liens, leur histoire, les récits faisant face sur chaque double page – troisième partie du livre, passionnante – aux portraits.
Julieann Campell, journaliste : « Pour une terre de poètes, nous avons des tonnes d’expressions familières et d’anecdotes que nous racontons avec des accents aussi dingues que variés… et un aplomb inégalé. »
Donal Scullion, musicien : « Je vis à Belfast depuis 2003 et je participe activement à la scène musicale et artistique. Au fil des ans, j’ai vu la ville changer radicalement. J’ai emménagé dans les quartiers est de Belfast en 2012 et cela aurait été impensable cinq à dix ans plus tôt, car ces quartiers ont longtemps été considérés comme des zones interdites pour les gens de ma culture d’origine. Mais maintenant, c’est chez moi et je me sens pleinement intégré parmi les habitants du quartier où j’habite avec ma fiancée. »
© Bernard Lesaing
Philomena Mullan, commerçante : « Aider et prendre soin des autres, c’est mon truc. Je considère ma boutique comme un point de ralliement culturel où les gens du quartier peuvent se rencontrer et échanger. »
Attentif aux mutations d’un territoire peut-être de moins en moins communautaire, Faces & Places, livre beau et sincère, refuse la complainte du malheur, pour la perspective d’un avenir plus partageur, plus tolérant, plus ouvert.
© Bernard Lesaing
Cependant, nuance Karine Bigand, « seuls 7% des élèves sont scolarisés dans des écoles de confession mixte qui permettent une socialisation et des apprentissages communs. »
Pas de révolution pacifique sans éducation à l’autre et à la fraternité.
Bernard Lesaing, Faces & Places, Northern Ireland 1975-2020, textes de Karine Bigand, Jean Kempf, Peter McCavana et Bernard Lesaing, design Yves Bigot, Les Editions de Juillet, 2020, 176 pages
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