
« à la porte ici / un vol de corneille / un vent brûlant »
Je suis souvent agacé par la poésie : trop de mots, trop de sentimentalité, trop d’absolu facile.
Mon soupçon se lève vite, j’ai comme une impression de faux-monnayeur.
Oui, mais pas avec Proëlla, de Erwann Rougé, que j’ouvre un matin de dimanche alors que la tempête cogne et que les enfants dorment.
« la houle-langue monte / dans les vertèbres maintenant. »
Proëlla est un mot breton signifiant retour au pays.
A l’île de Ouessant se trouve, modeste, déchirant, le monument de la proëlla, terme désignant à la fois, disposées sur un linge blanc, les petites croix de cire symbolisant le marin disparu en mer veillées au domicile du défunt, et la cérémonie funèbre elle-même, à l’église puis au cimetière.
La bouche est d’eau, le corps descend, puis revient, puis descend plus profondément encore.
« les marins savent / que le mort remonte une fois à la surface / relâche les souillures les merveilles / d’homme avant de couler à pic / ou d’avoir toute la largeur de mer pour le porter. »
Quel est ton nom ?
Quel est leur nom ?
Quel est notre nom déjà ?
« il cherche l’air de l’air / dans le trou de mer / qu’il creuse / d’avoir trop crié. »
Inventer le poème de la proëlla pour les noyés, pour les assassinés, pour les gorges coupées.
Les faits sont connus, aussitôt oubliés : « il n’y avait pas assez de place à bord du canot parti dimanche ou lundi de Sabratha, dans le nord-ouest de la Libye, et avec les vagues et le poids il a commencé à prendre l’eau. au bout de quelques heures a coulé en Méditerranée. »
Poésie est rite, tombeau, mémoire.
« sur la berge ils sont mis dans un sac blanc devenu corps. »
Des sternes, des citronniers.
Des pleurs sur des peaux noires, des larmes sur des peaux blanches.
Le vent, le soleil.
« quelque chose de la pierre descend / commence à quitter le cerveau. / le terrible se noie. / à l’aube les chairs reviennent / gonflées de honte »
Durant toute une nuit, le poème prie, pour eux ici, pour eux là-bas, pour lui et eux, eux et lui, lui et lui.
Chacun a coulé, coule, coule encore.
« dans la pupille la faille / et au centre une autre faille / où s’enterrent tous les silences / avec les heures les nuits frontières / les ongles rongés. // Rahma Morro Sama Dalmar / ne disent plus le pourquoi de fuir »
Perdus en mer inconnue.
La cire coule, petit tas d’âme sur le drap.
Parmi les genêts de Ouessant, sont étendus les mots des corps péris là-bas, dans la vague intérieure, sous les pierres, sous le fer dans la chair.
« l’arrêt d’amour… sur un matin d’Alep. / nuit de décembre deux mille seize Racha s’enfuit du quartier est. son mari mort ou à moitié mort dans la chute d’un obus syrien sur leur maison. »
La flamme brûle dans l’île lointaine pour les os perdus, péris, broyés, ici et là.
Maintenant, à l’aube, marcher sur les galets, seul et multiplié.

Erwann Rougé, Proëlla, Editions Isabelle Sauvage, 2020, 64 pages
