Hoc opus / Hic labor est, par Jean-Luc Godard, Jean Parvulesco et Christophe Bourseiller

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Pour aborder le continent Godard, jeune auteur de quatre-vingt-dix ans, dont plus de soixante consacrés au cinéma, deux ouvrages paraissent conjointement, un livre de témoignage de Christophe Bourseiller, En cherchant Parvulesco (La Table Ronde) et Godard / Machines, recueil d’articles publiés sous la direction de Gilles Mouëllic et Antoine de Baecque (Yellow Now).

Qui était Parvulesco (1929-2010), écrivain à qui Melville prête la ressemblance de ses traits à la descente d’un avion dans A bout de souffle (1960), apparaissant de façon fugitive dans les films de son ami Eric Rohmer, notamment L’arbre, le maire et la médiathèque (1992), ou/et le personnage qu’il s’était composé, d’écrivain vaguement fascisant – une cinquantaine de livres -, adepte de l’ésotérisme, des calculs astraux et des soirées mondaines, masquant par la posture de joyeux convive une misère de fond ?

Christophe Bourseiller, qui a joué lui aussi chez Godard, quand il était enfant (Une femme mariée, Deux ou trois choses que je sais d’elle…, Week-end), mène l’enquête, se découvrant quelques parentés avec l’occulte Roumain ayant traversé le Danube à la nage en janvier 1948 pour échapper au régime communiste, et auréolé de multiples légendes.

L’incipit est sans ambages, disant l’amertume d’avoir été abandonné par un Godard, anarchiste de droite, ayant choisi la voix du gauchisme, puis de la radicalité maoïste, mais disant aussi l’ambiguïté des liens du maître de cinéma avec l’ambitieux écrivain : « Je ne crois pas en l’amitié. Seuls demeurent en ce monde des serpents ondulant au gré de la perversité. (…) Ai-je évolué à la croisée de Godard et de Parvulesco ? Le premier m’a déçu. Le second m’a intrigué. Le succès, l’échec ; la gauche, la droite ; la reconnaissance, l’indifférence ; l’argent, la pauvreté. »

Livre à la croisée de l’autobiographie et de l’essai biographique, En cherchant Parvulesco s’interroge sur les destins de chacun, les succès, les ratages, les durcissements affectifs.

Un enfant déguisé en singe savant répondant aux attentes de ses parents – son père Antoine Bourseiller est un metteur en scène de théâtre reconnu -, crée l’enthousiasme chez son « parrain » Jean-Luc Godard fréquentant alors la famille : « L’osmose était telle que c’est notre vieille Simca décapotable qui « joue » dans Bande à part. Dans La Chinoise, majoritairement tourné chez nous, je retrouve nos meubles, nos objets, le salon dans lequel je me suis illustré, la cuisine qui constituait notre principal lieu de vie, le balcon sur lequel nous prenions le café, le bureau d’Antoine sur le mur duquel Jean-Luc avait peint plusieurs dazibaos en hommage à la Révolution culturelle chinoise. »

L’aveu se poursuit : « Ces films, je ne les ai pas tournés, je les ai subis. »

Décrit en Janus bifrons Godard est pour l’enfant dépité « un soleil trompeur », à la fois généreux, partageur, éblouissant dans le maniement de ses références, et un provocateur cynique, un dandy volontiers hautain multipliant les scandales.

« Le fil, analyse Christophe Bourseiller, s’est brutalement rompu en 1971 quand Jean-Luc a été victime dans le quartier de Sèvre-Babylone d’un accident de moto si grave qu’il l’a fait basculer de l’autre côté du monde, un autobus l’ayant littéralement écrasé. (…) Par la suite, cet homme blessé s’est radicalisé et isolé dans la foi ‘mao’. Nous ne l’avons plus vu. »

En cherchant Parvulesco est donc un livre sur un amour déçu – « il m’a délaissé du jour au lendemain quand il a rompu avec mes parents… (…) Il m’a brutalement chassé du paradis. » -, la parole d’un enfant n’ayant pas compris la rudesse de son ami, mais aussi un portrait de son double inversé en la personne de Parvulesco, alors auteur d’une œuvre fantôme, répondant ainsi à Jean Seberg le questionnant sur sa plus grande ambition (A bout de souffle) : « Devenir immortel, et mourir. »

Une déferlante de titres viendra : le premier, La Mystérieuse Couronne du Tantra (1978), puis Imperium (1980), Traité de la chasse au faucon (1984), Diane devant les portes de Memphis (1986), Vladimir Poutine et l’eurasisme (2005), Un retour en Colchide (2010)…, la plupart chez des éditeurs très confidentiels.

Ayant connu son heure de gloire en passant dans l’excellente émission télévisée « Les aventuriers de l’esprit » menée par Olivier Germain-Thomas, dans le cadre du magazine Océaniques, initié par Pierre-André Boutang, Parvulesco intrigue, devenant un personnage quasi underground, une sorte d’anti-héros chic adulé par un petit groupe de fans buvant ses paroles sibyllines.

Mais l’auteur du livre Les fondements géopolitiques du « grand gaullisme », lié à Maurice Ronet, Jean Eustache, Claude Sautet, et surtout Eric Rohmer, s’avère peut-être moins inspiré qu’il ne le fait accroire, probablement davantage mythomane mondain qu’envoyé de Dieu.  

Le puissant producteur Jean-Pierre Rassam le protège, Dominique de Roux est un ami, il est invité dans les dîners, on aime l’écouter.

« On sent que les arcanes du pouvoir le fascinent. Il imagine d’incessants complots mettant aux prises de multiples sociétés secrètes antagoniques. Il aimerait que sa vie ressemble à un roman d’espionnage. Expert ès forces occultes, il avance à pas de loup-garou dans un univers crépusculaire, peuplé d’agents triples, de sociétés secrètes aux multiples facettes et d’ordres intérieurs obéissant à d’inavouables desseins. »

Mais, conclut Christophe Bourseiller dans son livre de vigueur, qui était cet homme, dont le parcours semble si invraisemblable ? Il arrive parfois que la réalité fasse preuve d’une telle extravagance que personne ne veut y croire. (…) Jean Parvulesco est pour moi un émissaire du « monde noir ». Il incarne le flanc impensé de Jean-Luc Godard, sa part d’ombre autant que sa dimension occulte. (…) Parvulesco, c’est à la fois mon frère et mon antithèse. Mon double maléfique. Le yin et le yang. Le cinéma nous a bousculés, bouleversés, puis nous a abandonnés, comme les chiens, l’été, sur les aires d’autoroute. »

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Godard, le génial, a sûrement des raisons que l’analyse psychologique ignore, misanthrope volontiers burlesque (voir ses films avec sa compagne Anne-Marie Miéville) ayant placé au cœur de son œuvre la question de la machine comme instrument d’enregistrement et de diffusion de la modernité (les caméras, les processus de captation, les tourne-disques, la radio comme contrôle des esprits), et symbole de la vulgarité marchande omnipotente à l’heure de la consommation de masse dans la société des loisirs (les voitures de Week-end, 1967).

On le voit désormais travaillant à sa table de montagne – Histoire(s) du cinéma, 1988 -, sélectionnant tel un poète ultime – la machine à écrire est aussi un instrument de musique récurrent – les images ayant fécondé sa vie, dans une sorte de requiem sublime doublé d’un éloge de la possibilité de vision alors que tout se voile et perd en substance dans l’obscène commerce des visibilités – essayer de regarder dans de bonnes conditions (lire l’interview d’Elias Sanbar dans le dernier numéro de la revue Mettray) Le Livre d’image (2019), comme on peut admirer au château de Chantilly Les très riches  heures du duc de Berry.  

Qui ne se souvient de la caméra Mitchell NBC manipulée par Raoul Coutard en ouverture du Mépris ?

Lorsqu’il utilise un matériel plus maniable issu du cinéma direct de Jean Rouch pour composer A bout de souffle, Godard est l’un des seuls cinéastes à avoir compris, affirment en introduction de Godard / Machine Antoine de Baecque et Gilles Mouëllic, « que les révolutions formelles sont aussi des révolutions techniques ».

On avait pourtant fait de lui, à la sortie des Carabiniers (1963), un incompétent technique, ses détracteurs comprenant six mois plus tard la bêtise de leur jugement en voyant l’image implacable du Mépris.

Dans sa période Dziga Vertov, puis avec Tout va bien (1972), le cinéaste chercha à « briser les règles et les codes du cinéma, surtout de gauche, pour filmer autre chose : précisément un film en train de se dé-faire techniquement. »

A partir du film Eloge de l’amour (2001), Godard se sert du numérique comme de possibilités graphiques nouvelles à la façon d’une « révélation picturale » néo-fauviste.

Dans le passionnant et très beau volume paru chez Yellow Now, Benoît Turquety interroge la topique de la caméra et de sa place dans l’œuvre godardienne : « L’appareil de prise de vues est resté pour Godard un objet social, autour duquel s’organise quelque chose comme un groupe. La caméra génère du mouvement non seulement en son intérieur mécanique, mais aussi et inséparablement autour d’elle. Le choix de la machine, sa forme, son poids, l’imaginaire qu’elle déclenche, participent d’une opération qui est déjà la mise en scène, qui la rend possible et lui donne sa forme. C’est en cela un lieu de pouvoir, que le cinéma doit assumer politiquement, afin de faire de cette activité le contraire du travail à la chaîne, le contraire des systèmes d’oppression coloniaux, le contraire de la rationalisation économique. »

« La caméra, poursuit Vincent Sorrel à propos de la réalisation d’un prototype de caméra Aaton 8-35, n’est pas un être technique monolithique : cet objet, qui est pénétré de réalités sensibles d’ordre à la fois physique, atmosphérique et psychique, est également un lieu de réflexion et de projection. »

Godard, Jean-Luc an der Kamera

Repenser la caméra permet de repenser le cinéma.

Dans un article intitulé « Le Studio Godard », Antoine de Baecque questionne le devenir homme-orchestre, voire homme-machine, du cinéaste, s’imposant, après les aventures collectives, comme un démiurge solitaire, de son atelier grenoblois appelé Sonimage à son laboratoire de Rolle, en Suisse : « Tout est concentré dans l’auditorium de Rolle, où, grâce à une table de montage Steenbeck possédant six plateaux horizontaux et deux bandes-son, à un système d’amplificateurs perfectionnés, Godard peut enchaîner montage-image, montage-son et mixage, opérations généralement dissociées et déléguées à des spécialistes. »

Il s’agit ici de maîtrise, d’autonomie, de non-division du travail, aboutissant au somptueux Histoire(s) du cinéma, où le montage se rapproche du collage (David Faroult).

En décidant de filmer des musiciens au travail – les Rolling Stones dans One + One (1968), les Rita Mitsouko dans Soigne ta droite (1987) -, JLG s’intéresse particulièrement à la relation entretenue par les artistes avec les machines, d’ordre intime : « Le mixage, écrit Gilles Mouëllic, est l’opération qui permet la mise en œuvre de ces bouleversements par des « manipulations et des reconfigurations opérées par un dosage continu de flux, de lignes, de sources, de plans et de matières sonores » [Gilles Deleuze]. Mais pour Godard, cette opération ne concerne pas seulement le son : « bande-son » et « bande-image » perdent leur statut pour intégrer ensemble le matériau d’un cinéaste dont le but est, plus que jamais, de renouveler les manières de concilier le continu et le discontinu. Il est alors bien inutile de vouloir opposer montage et mixage dans un travail qui relève désormais autant du geste musical que de la création cinématographique. Disons plutôt que Godard transforme les questions d’horizontalité et de verticalité, qui hantent son cinéma depuis ses débuts, en questions de mélodie et d’harmonie. On peut y voir une habileté sémantique. Mais on peut aussi considérer que les perspectives ouvertes par cet homme seul dans son atelier, face à cet agrégat cinéma / machines / musique, constituent une belle manière d’achever le XXe siècle et d’ouvrir le suivant. »

Bien entendu, le son est pour Godard politique, d’où son intérêt pour les multiples radios dans ses films, les ritournelles populaires (Laurent Guido), et jusqu’à la tonalité des cafés, lieux de débats, lieux d’explication, symbolisé par les flippers et les juke-box (Marcos Uzal).

 « Au moment où j’écris ces pages, confie André Habib dans un article sur Godard, la Steenbeck et la poétique du défilement, la dernière œuvre en date de Godard est un spot de 58 secondes pour l’édition 2018 du festival du film documenaire de Jihlava, en République tchèque. Le spot est composé d’un plan unique sur la main de Godard tenant un iPhone et y faisant défiler, du bout d’un doigt de l’autre main, une galerie de photos. On y retrouve, en désordre, plusieurs images du Livre d’image. Similairement, on entend, suivant le même désordre, plusieurs mots précipités, accélérés, répétés, chaotiques, extraits de la bande-son du même film (avec la pièce pour piano de Hans Hotte, Das Book der Klange (Le Livre des sons, 1979-1982), le pendant musical du Livre d’image, qui hante son cinéma depuis L’Origine du XXIe siècle [2000]. La dernière image sur laquelle on tombe est un selfie, joyeux et quelque peu échevelé, de Godard lui-même, qui semble nous dire, simplement, et encore : « J’étais cet homme. » Et à l’évidence, cet homme n’aura cessé de retrouver, de repenser, de réinventer, de repoétiser, les possibilités du défilement (dans tous les sens). »

Faire avec François Albera de la machine à écrire – frappe, discontinuité, espacement – une métaphore de l’écriture du cinéma-machine godardien.  

Comprendre avec Alain Bergala toute l’ambiguïté de la voiture, entre liberté et folie, pulsion du départ et aliénation, bel objet (la décapotable américaine) et objet de masse massacré, marqueur de liberté et « dispositif de conflit », pur présent de jouissance et « médium de la mémoire du cinéma ».

Dans le générique de fin de Adieu au langage (2014), Simon Daniellou précise qu’y est inscrite, comme des personnages, la liste des six caméras ayant servi à la réalisation du film : Canon, Fuji, Mini Sony, Flip Flop, Go Pro, Lumix.

Il s’agit ici d’exposer des outils, en quelque sorte de se dénuder, de montrer la matérialité d’instruments optiques producteurs de régimes d’images différents, jusqu’à la photocopieuse brouillant la notion entre original et copie (Dominique Païni).

On terminera cette vaste et passionnante étude inspirée pour son titre par la pièce de Heiner Müller, Hamlet-machine (1977), en s’interrogeant sur les liens entre le théâtre épique brechtien et le cinéma du plus grand artiste de notre temps.  

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Christophe Bourseiller, En cherchant Parvulesco, Editions de La Table Ronde, 2021, 126 pages

Editions La Table Ronde

Godard-machines

Godard / Machines, sous la direction de Gilles Mouëllic et Antoine de Baecque, textes de Benoît Turquery, Vincent Sorrel, Hugues Ryffel, Antoine de Baecque, David Faroult, Gilles Mouëllic, Laurent Guido, Marcos Uzal, André Habib, François Albera, Alain Bergala, Simon Daniellou, Dominique Païni, Stephan Crasneanscki, Yellow Now, 2021, 252 pages

Editions Yellow Now

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