© Claire Chevrier
S’inscrivant dans la logique de la photographie documentaire de dimension civique (voir La Région Humaine, Loco, 2021), Espaces traversés, de Claire Chevrier, enseignante depuis 2012 à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles, est un ouvrage questionnant les structures institutionnelles accueillant des personnes handicapées – physiques ou/et mentales -, la façon dont elles sont conçues, et la manière qu’ont les corps de les occuper.
Nous sommes dans un Centre Hospitalier Spécialisé (CHS), dans un Centre Hospitalier Universitaire (CHU), dans un Centre de Santé Mentale (CESAME), dans une Unité Psychiatrique d’Accueil et d’Orientation (UPAO), dans un Centre Thérapeutique et de Recherche (CTR), dans la farandole des acronymes soutenant les vies.
© Claire Chevrier
Le regard construit des typologies : des bancs dans des espaces extérieurs, des allées, des arbres, des bâtiments, des jeux d’ombre, des plantes dans des couloirs.
Ce sont des scènes pirandelliennes en quête de personnages.
Désignant la force soustractive de l’esthétique de Claire Chevrier – dire plus en montrant moins -, Fabrice Bourlez, psychanalyste et professeur d’esthétique et de philosophie, remarque la théâtralité inhérente à ce travail sur les établissements de soin : « Chaque image nous enjoint à plus d’attention du côté du vide, de l’absence, de l’incertain, du suspens, de l’éventuel. Chaque scène s’attarde sur ce qui échappe à notre vigilance. Chaque cliché défait la grandiloquence des effets. Chaque composition fait taire le drame, lui ôte ses charmes, lui arrache sa fascination. »
© Claire Chevrier
On est ici dans une photographie de constat, sobre, anti-lyrique, laissant deviner de grandes solitudes, des destins heurtés, des étrangetés, dans une forme de monde flottant d’autant plus perceptible que tout y est très ordonné selon les règles de la géométrie euclidienne.
Il y a bien entendu des souffrances, des impasses, des désespoirs, mais tout est contenu, tout semble à sa place, tout est enveloppement et parcours identifiés.
La vie est ainsi bordée, balisée, planifiée, alors que l’esprit et le corps peuvent s’échapper à tout moment.
Il y a des silhouettes, des soignants, des patients : qui est l’un ? qui est l’autre ?
© Claire Chevrier
Lorsqu’on regarde les films montrant la Clinique de La Borde (Jean Oury / Félix Guattari), lieu majeur en France de la psychothérapie institutionnelle, il est bien difficile de séparer les uns des autres.
Cet homme errant est-il un psychiatre ou un résident ?
Chez Claire Chevrier, le paysage est un plateau à peu près vide, et pourtant profondément habité.
Un jardinier et sa tondeuse.
© Claire Chevrier
Un fauteuil roulant et un accompagnant.
Des voitures, des pavillons, des bâtiments de trois étages.
Tout est soin et tout est conception.
Tout est mental et tout est sensible, sans appuyer les affects.
© Claire Chevrier
Tout est raisonnable, quand la déraison est si proche.
Tout est simple, quand tout est possibilité d’échappée supérieure.
Des sas, des portes qui s’ouvrent ou se ferment, des fenêtres, et un temps de printemps ou d’été permanent – ne pas rajouter du drame à la difficulté.
Audrey Illouz, critique et curatrice, le remarque avec justesse : « Le livre se construit en adoptant une progression. On parcourt ces lieux en effleurant les abords des institutions, avant d’entrevoir des interactions, puis on pénètre dans les lieux où l’on s’attarde sur les corps, les gestes du travail, les gestes du quotidien thérapeutique, les temps de sociabilité. »
© Claire Chevrier
Ici, tout signifie, tout se relie, tout est point de reliance, et de résilience peut-être.
Le motif n’est jamais seul, mais répété, dupliqué, trouvant sa place dans un réseau très musical de variations.
Claire Chevrier ne pose pas de diagnostic, mais observe des traces fines, des destinerrances, des appels d’espace.
Apporter des éléments de soin par le lien, par la parole, par la nature, par le cheval, par les plantes, par le théâtre.
Etre attentif.
© Claire Chevrier
Se servir du décor, des lieux, du bâti, pour y accueillir pleinement l’autre dans sa différence.
Des camions, de la restauration, du nettoyage : la logistique est un grand impensé.
Des salles de repos, des salles de jeu, des salles de classe, des salles de travail, de l’asepsie.
Des murs et des ouvertures.
Un mini-golf, des serres, une piscine.
Claire Chevrier montre avec méthode et délicatesse, des parcours, des itinéraires possibles, une pensée au travail (architectes, personnels hospitaliers, ouvriers, éducateurs, chefs de service ayant réfléchi à l’organisation des espaces et aux diverses temporalités à accorder), et, de loin en près, le ballet ininterrompu des corps dans les structures de soin.
Claire Chevrier, Espaces traversés, textes de Fabrice Bourlez et Audrey Illouz, Editions Loco, 2021, 144 pages – 70 reproductions en quadrichromie