Marie-Jo Lafontaine, la création contre l’étouffement, par Véronique Bergen, écrivain, essayiste

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Babylon Babies 224 x 184 cm  ©Marie Jo Lafontaine

Pionnière dans la pratique du décloisonnement artistique, Marie-Jo Lafontaine est une artiste de renommée internationale, à qui l’écrivain Véronique Bergen, consacre une monographie belle et ambitieuse, Tout ange est terrible (La Lettre volée), préfacée par Alexandre Castant.

A l’intersection des problématiques contemporaines et des invariants anthropologiques, l’œuvre de Marie-Jo Lafontaine témoigne d’une recherche constante sur le devenir humain dans des sociétés modelées par les dispositifs de contrôle.

Contre le règne de la pensée calculante, le mythique.

Contre le gouvernement des robots, la chair de la jeunesse.

Contre le flicage des comportements, le cirque et les passions.

Contre les algorithmes et la fabrique des stéréotypes, la mystique.

Vaste entreprise d’exorcisme, le travail sensible de Marie-Jo Lafontaine parie sur le processus d’individuation – jusqu’au sacrifice du moi maléficié – pour que chacun atteigne en lui des points de liberté inexpugnables.

Ecce Homo EH

Ecce Homo 80 x 160 cm ©Marie Jo Lafontaine

Comment avez-vous pensé la forme, très libre, de la monographie, publiée à La Lettre volée, que vous avez consacrée à l’artiste anversoise de renommée internationale vivant aujourd’hui à Bruxelles, Marie-Jo Lafontaine ?

La forme prise par le cheminement de ma pensée s’est imposée d’elle-même. En m’approchant au plus près de l’œuvre novatrice, fulgurante de Marie-Jo Lafontaine. En réfléchissant ensuite avec elle à un dispositif alliant textes et visuels. C’est Marie-Jo Lafontaine qui a conçu l’agencement, la mise en écho ou en dés-écho du verbe et de l’image. Pour ma part, j’affectionne de créer en me tenant à l’intersection de divers plans : le plan du concept, de l’acéré, de l’envol spéculatif, le plan des affects bruts, sauvages qui désarçonnent le premier plan conceptuel, le plan de l‘inconscient individuel et collectif. Cela sous-tend un lâcher-prise, une écoute de l’univers de Marie-Jo Lafontaine, une mise en forme de la puissance de choc que ses créations — ses installations, ses photographies, ses films, ses vidéos, ses monochromes…­— provoquent en moi.

Pourquoi avoir donné à votre livre un sous-titre rilkéen, « Tout ange est terrible » ?

C’est l’artiste Marie-Jo Lafontaine et moi qui avons opté pour ce sous-titre. D’une part, parce que l’ombre de l’ange rilkéen plane sur ses œuvres. D’autre part, en référence à sa vidéo éponyme « Jeder Engel ist schrecklich ». La vidéo Jeder Engel ist schrecklich (1992) est inspirée par le passage à tabac de l’Afro-Américain Rodney King par la police de Los Angeles en 1991. Un événement, une violence policière xénophobe qu’on ne peut pas ne pas relier à l’assassinat de George Floyd en mai 2020.

It's spring time !

It’s spring time 104 x 122 cm ©Marie Jo Lafontaine

Par quels chemins et avec quelles armes Marie-Jo Lafontaine explore-t-elle les « ultimes contrées du visible » ? Le nomadisme, ou le déplacement, voire le décloisonnement, ne sont-ils pas constitutifs de son éthos artistique ?

Marie-Jo Lafontaine est l’une des pionnières du décloisonnement des frontières entre pratiques artistiques, l’une des premières à explorer les arts dits hybrides, les arts multi-médias. En effet, le décloisonnement signe son ethos esthétique. La nouvelle voie/nouvelle voix qu’elle a frayée passe par l’invention de langages plastiques inédits, par la déconstruction des disciplines. Dès ses premiers films vidéo, La Batteuse de Palplanches (1979), La Marie Salope (1980), elle interroge le contemporain, des phénomènes sociaux-politiques, l’actualité en ses zones de crise, de faille et met également en scène des problématiques métaphysiques, des inquiétudes liées à des questions fondamentales. Avec audace, elle a élaboré de nouvelles propositions artistiques qui redynamisent les disciples dont elle s’empare. Résolument aventurière, à l’écart des modes, d’une farouche indépendance, Marie-Jo Lafontaine trace une œuvre sismographe qui cristallise d’une part les convulsions du monde contemporain (guerres, violence, domination, capitalisme, crises des migrants, contrôle généralisé, manipulations génétiques….), d’autre part les invariants anthropologiques (passions humaines, finitude, pulsions de vie et de mort, archétypes fondateurs, âges de la vie…).

Comment considérez-vous aujourd’hui l’impact considérable de l’installation Les Larmes d’acier, présentée à la Documenta 8 de Cassel en 1987 ?

Œuvre majeure, fondatrice de l’artiste, l’installation Les Larmes d’acier questionne le culte du corps et le corps comme objet de culte. Au travers de ces corps d’athlètes sculptant leurs muscles, au travers de la souffrance, de la sueur du power training, l’œil-caméra de Marie-Jo Lafontaine capte l’interface de l’humain et du machinique, l’arrière-plan qui sous-tend le culte du corps, le désir de le dompter, de le formater au fil d’une discipline de fer. 

Liquid Crystals

Liquid Crystal 214 x 133 cm ©Marie Jo Lafontaine

Marie-Jo Lafontaine a produit en 2006, sur proposition de la FIFA, pour l’inauguration de la Coupe du monde de football, I love the word (des projections vidéo sur dix écrans de dix mille mètres carrés). Comment comprenez-vous cette œuvre ?

D’une dimension spectaculaire, l’ambitieux dispositif I love the world (2006) produit un environnement visuel et acoustique à la fois futuriste et mythique. Sur ces tours où se condense la haute oligarchie financière décidant du destin du monde, Marie-Jo Lafontaine a lâché des projections photographiques articulées à des projections de textes. Au nombre des différentes séquences, je citerai des projections de photographies d’enfants, d’hommes politiques, de dirigeants du monde, de la robotisation, de la sphère de l’argent (billets de diverses monnaies), des médias, de l’univers numérique, du carnaval, des masques, des droits de l’enfant. La projection de la série photographique intitulée Les Fables de La Fontaine montre des hommes d’affaire ou affairés (mais à quoi ?) en costume ou en chandail, affublés de masques d’animaux (masques de loup, de singe, de lapin…). Ces masques traduisent leur intériorité, grands carnassiers, requins managériaux dévorés par un désir de puissance ou suiveurs dociles… Les dieux de la finance ont soif. L’installation agit comme un immense révélateur, est conçue comme un outil critique qui décrypte le monde de la finance, l’architecture urbaine des skylines, les possibilités de résistance au panoptique, à Big Brother (projection des textes « You are watching me ? », « Out of the cage control »), de résistance à l’aliénation consumériste (« The mass has been perverted by lipsitick red smiles »).

Dans la haute technologique, Marie-Jo Lafontaine repère des invariants archaïques dont elle libère un rituel cosmique.

Comment considère-t-elle le lien de l’être humain et de la machine, le duende ou le cirque étant ces espaces où s’opère un trou, un vide, une contre-allée dans l’ordre social et les dispositifs de contrôle ?

Marie-Jo Lafontaine s’insurge contre le devenir orwellien de nos sociétés, contre la domination d’un flicage, d’une surveillance généralisée (Kontrol Station), elle attire l’attention sur les dangers des manipulations, des modifications génétiques (séries sur les fleurs : Black Mirrors, Lost Paradise…). Sa démarche est généalogique : elle sonde l’origine, les prodromes, les premiers signes préfigurant la mise en place d’une société de contrôle. Au devenir chiffre, au devenir marchandise, algorithme de l’humain et du non-humain, elle oppose des lignes de fuite, des espaces dominés par la poésie, le rêve, la passion, les espaces du cirque, du duende, des vertiges corporels, des états mystiques. Ces espaces hétérogènes, dissidents, traversés par la grâce, par les tensions entre éros et thanatos, sont irrécupérables par le monde des big data. Son film A las cinco de la tarde non seulement explore le duende mais est transi par lui. Comme je le montre dans mon essai dont je salue la magnifique préface d’Alexandre Castant, cet ineffable moment de grâce appelé duende transporte la danseuse de flamenco dans une dimension supérieure. Parfois apparenté à la saudade, le duende engage le corps en tant que ce dernier est la proie d’une lutte interne avec des forces inconscientes. Question de magie, d’inspiration, d’assomption du risque de mort (réelle ou symbolique) plus que de technique, le duende entraîne l’officiant et le public dans une expérience de possession.

Troubled Waters

Troubled Waters 130 x 160 cm ©Marie Jo Lafontaine

Comment penser la dimension de sacrifice dans son œuvre ?

Dans de nombreuses œuvres, Marie-Jo Lafontaine interroge le sacrifice. On peut le définir comme un acte à portée magique fondant les communautés humaines, ayant pour fonction de rétablir un équilibre qui a été perturbé. L’œuvre de Marie-Jo Lafontaine décline une variété de sacrifices, celui d’Abel par Caïn ou du taureau dans l’arène… Sa caméra rend les tensions palpables, suit la germination du point de bascule, du drame, les tropismes et mouvements souterrains qui président à la crise, au combat comme par exemple dans Victoria où la danse des corps de frères ennemis s’abîme dans la mort. A priori, rien n’indique de façon claire qui sera la victime qui succombera. C’est une affaire de micro-perceptions, de montées aux extrêmes, de pulsions qui s’emballent. L’intensité dramatique d’une œuvre comme Passio connecte un mouvement de catharsis à des régénérations extatiques. Un sacrifice de l’ancien moi, de l’être qu’on était qui culmine dans l’accouchement d’une nouvelle manière d’exister, dans une renaissance où s’expérimentent la traversée d’autres états, la donation d’un autre régime du corps. Les œuvres de Marie-Jo Lafontaine ébranlent le spectateur. Elles descendent à mains nues dans les territoires du refoulé, dans les eaux où le chaos le dispute à un ordre fragile. Elles sautent à pieds joints dans l’adolescence (Babylon Babies, Liquid Crystals), dans l’enfance, son énergie, ses blessures, ses prédateurs (je pense à l’éblouissante vidéo The Swing).

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Véronique Bergen, Marie-Jo Lafontaine, Tout ange est terrible, préface d’Alexandre Castant, La Lettre volée, 2020, 256 pages

Marie-Jo Lafontaine – site

La Lettre volée

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O Mensh ! Gib acht ! 155 x 155 cm ©Marie Jo Lafontaine

Expositions Marie-Jo Lafontaine (vérifier les dates), à la Galerie Trigano (Paris) jusqu’au 18 avril 2021, à la Belgian Gallery (Knokke-Heist) jusqu’au 17 mai 2021 et Belgian Gallery (Bruxelles), jusqu’au 30 juin 2021, au Museumslandschaft Hessen Kassel (Allemagne), du 16 mai au 12 septembre 2021

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