Japon, où la folie rôde, par Nicolas Boyer, photographe

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©Nicolas Boyer

Protégé de toute influence étrangère avant l’ère Meiji, le Japon se prête à l’exotisme, d’autant plus que sa culture fascinante influence aujourd’hui bon nombre de jeunes occidentaux adeptes de mangas, de sushis et de produits technologiques manufacturés Made in Japan

Pour tenter de comprendre ce pays, et approcher au mieux son idiosyncrasie, le photographe Nicolas Boyer, membre de l’agence Hans Lucas, est entré dans son imagerie, s’amusant des clichés de la pop culture et des archétypes sociétaux qu’elle véhicule, qu’il s’agisse par exemple des geishas, des robots, des yakuzas ou des sumos.

Son livre publié par les Editions de Juillet, Giri Giri, témoigne avec beaucoup d’humour, et une sorte d’effarement bouffon, du vertige des représentations dominantes, la réalité paraissant entièrement modelée par la fiction.

Il y a dans le mot japonais Giri une idée de devoir, de droiture, d’obligation morale, devenant presque comique lorsque celui-ci est redoublé.

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©Nicolas Boyer

Giri Giri ? Oui, oui, bien sûr, mais encore, mais alors ?

Montrant un Japon tout à la fois d’une grande harmonie, et d’une possible brutalité, l’ouvrage de Nicolas Boyer entre dans la contradiction d’un pays clivé, entre désir de paix sociale et irruption récurrente d’un désordre fondamental. 

Une bâche bleue vole entre des buildings, métaphore du monde flottant, esprit de l’air, kami farcesque dans un environnement très minéral.

Une geisha marche sur la coursive d’un vaisseau de fer : que fait-elle là, parée de couleurs vives dans un décor de ténèbres ?

En fin de livre, les légendes sont éclairantes, on peut les consulter – « Quartier rouge de Kyoto, non loin du quartier traditionnel de Gion où les touristes asiatiques louent un yukata (kimono) pour la journée et se déguisent en maika (apprentie geisha généralement âgée de 15-20 ans environ) » -, ou choisir les bonheurs de la désorientation.

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©Nicolas Boyer

Giri Giri peut se lire comme un ouvrage de sociologie vagabonde à travers le Japon, mais aussi comme un livre de surréalité ordinaire.

Voici le temple d’une de ces sectes (mot qui n’a de péjoratif que les préjugés de qui l’emploie avec dédain) millénaristes ayant fleuri au Japon au milieu du XIXe siècle.

Voici un ermite errant, voici du vide, voici une hétaïre.

Voici surtout des animaux savants symbolisant la puissance de l’autre monde, voici du théâtre, du maquillage, une façon imperturbable de se mettre en scène, l’air de rien, presque par politesse envers le génie burlesque de l’invisible.

Cet homme en costume qui se tient le ventre, appuyé conter une structure dans la rue, est-il malade d’angoisse ou d’alcool, ou des deux ?

Et cet Occidental étalé sur le trottoir ?

Cette poupée de chair faisant un selfie devant le néon d’une enseigne géante ?

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©Nicolas Boyer

Le Japon est là, en ses contrastes, en sa fantaisie, en ses lumières, en ses solitudes.

Un joyeux grand-père se déchaîne sur la scène d’un karaoké alors que personne ne le regarde.

Deux amis simulent une bagarre de cinéma, l’élève d’un lycée en habit de kendo nettoie le sol de son dojo, une femme dialogue avec une androïde sexy, l’école est une fabrique de fous (trop de pression), un sumo sue abondamment, une femme manifeste nue pour la condition féminine dans la ville d’Osaka, connue pour son quartier réservé, temple de la prostitution à l’ancienne.

Ayant connu la prison pendant plusieurs jours pour avoir eu le tort de ne pas se soumettre à un yakuza, Nicolas Boyer a rencontré le Japon répressif, expérience inoubliable racontée avec beaucoup de drôlerie dans le texte accompagnant son livre.

« Une fois dehors et après m’être précipité dans le premier Starbucks pour recharger mon téléphone et savoir où je me trouvais, je repartais en direction de Tokyo et ses espaces démesurés en repensant au propos du personnage de Sartre dans Les mains sales : ‘C’est vrai : hors de prison on vit à distance respectueuse. Que d’espace perdu ! C’est drôle d’être libre, ça donne le vertige.’ »

Le Japon du photographe superhéros est essentiellement urbain, ayant fait de son ouvrage une sorte de manuel d’antitourisme, en cela précieux.

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©Nicolas Boyer

Le pays qu’il découvre est aussi celui qu’il invente, fantasque, pince-sans-rire, codifié et totalement libre de se moquer de lui-même.

Un pays chic et torve, maîtrisé et délirant, sobre et totalement ivre, concentré et déglingué, suprêmement civilisé et hautement dépravé.

Giri Giri est superbe, inattendu, sauvage, dystopique.

Le Japon est un pays qui ne dort pas, ou alors comme les chats, que d’un œil. L’étiquette ne doit pas dépasser, mais, attention, la coolitude est désormais de mise, débrouillez-vous avec ça.

Romancière, journaliste free lance et enseignante au Japon, Agathe Parmentier commente : « Le Japon invite à retomber en enfance, pour le meilleur et pour l’infantilisme. A son arrivée en terre nippone, on apprend à suivre les marquages au sol (dans les couloirs du métro ou sur les trottoirs), à ne pas parler trop fort dans les transports en commun, ou encore à s’excuser pour tout et pour rien. On essaie de laisser son libre arbitre au placard et, il faut bien l’avouer, c’est reposant. Mais rapidement le piéton se heurte aux limites de la tatamisation : peut-on en pleine nuit dans un quartier désert renoncer à traverser au feu rouge ? »

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Nicolas Boyer, Giri Giri, auteurs Nicolas Boyer, Agathe Parmentier (textes en français et anglais), conception éditoriale Richard Volante et Yves Bigot, consultante Nadine Barth, Editions de Juillet / Hatje Cantz Verlag (Berlin), 2021, 264 pages

Les Editions de Juillet

Nicolas Boyer – Hans Lucas

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