©Philippe Dollo / éditions Sometimes
« Une fois les Sudètes annexées par le IIIe Reich, l’Europe connaîtra la paix pour mille ans ! » (Adolf Hitler)
Les plus studieux se souviennent peut-être de leur cours d’histoire de lycée évoquant les Sudètes, cette partie de la Tchéquie habitée majoritairement par des germanophones ayant demandé pour une bonne part leur rattachement à l’Allemagne nazie en 1938, population passée de trois millions d’habitants à trois cent mille après leur expulsion en 1945 à la suite de la défaite hitlérienne.
Dans un libre labyrinthique construit comme un carnet de voyage en forme de toile d’araignée, dense en photographies, personnelles ou non, et documents de toutes sortes, Philippe Dollo a mené l’enquête sur ce territoire particulièrement méconnu devenu zone tampon durant la Guerre froide entre le bloc occidental et le bloc soviétique.
©Philippe Dollo / éditions Sometimes
Que reste-t-il du passé ? Peut-on photographier des fantômes ? La mémoire n’est-elle pas essentiellement une fiction ?
En nommant son livre Aître Sudète, le photographe ayant vécu à Prague avant de s’installer à Madrid, se souvient d’un beau mot aujourd’hui quasiment disparu, que le philosophe Gérard Guest a aussi ces dernières années repris pour traduire l’emploi du mot Wesen chez Heidegger, soit la demeure en la manière de l’habiter.
Il s’agit ici pour Philippe Dollo de penser le lieu même des Sudètes dans leur dispersion historique – les grandes villes et le pourtour de la République Tchèque, tout en considérant en quelque sorte cet espace faisant songer à un archipel comme sacré.
©Philippe Dollo / éditions Sometimes
Aujourd’hui, nous voyons des lacs, des forêts, des enfants sautant à la corde, mais autrefois, qui habitait là ? Un résistant ou un pronazi ?
Comment dire avec la juste mesure la tragédie sudète ?
Des hameaux ont été évacués en 1945, puis en 1947, dont il reste aujourd’hui des ruines dévorées par la végétation.
©Philippe Dollo / éditions Sometimes
Dira-t-on expulsion, épuration ou nettoyage ethnique ?
Projet de plusieurs années, Aître Sudète questionne notre capacité à oublier, et à construire des lignes d’explicitation.
Le sang répandu devient noir, puis, comme toute chose, poussière.
On se baigne dans le fleuve Léthé, on avale sans cesse des particules d’Histoire.
©Philippe Dollo / éditions Sometimes
Le travail poétique consiste à « libérer les forces non réalisées contenues dans le passé » – Youssef Ishaghpour et Jean-Luc Godard, après Walter Benjamin.
Il y a des photographies collées, des bouts de scotch photographiés, des cartes d’identité, des témoignages, des citations, des images vernaculaires.
Les Sudètes sont aujourd’hui essentiellement un fantasme, tout livre d’Histoire est un conte pour grands enfants.
En sa constellation de signes et de pans d’archives, faisant quelquefois songer à un film de montage de Chris Marker, Aître Sudète est une errance dans une forêt obscure, une matière pour la psyché, une énigme documentée, le travail archéo-poétique consistant à tirer l’éternel du transitoire.
Les images recouvrent les images, nous tapons des pieds dans un tapis de feuilles, l’art est une vibration de vie dans un immense cimetière.
Philippe Dollo, Aître Sudète, direction artistique Charlotte Guy, photogravure Tiphaine Mayer-Peraldi, éditions Sometimes, 2021, 160 pages – 500 exemplaires, 250 avec un dessin original, et 250 avec un tirage
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