Les oubliés du rêve américain, par Matt Black, photographe

Lindsay, Californie © Matt Black / Magnum Photos

« Je vais faire mes courses pour ce soir à l’épicerie Save-A-Lot. J’attends mon tour derrière un homme à forte carrure en veste noire qui achète une caisse de soda Mountain Dew, un carton de beignets au sucre et 2 litres de lait chocolaté. La radio locale en fond sonore énumère les avis de décès du jour. » (journal de Matt Black, le mercredi 4 décembre 2019, Mt. Sterling, Kentucky)

Sous-titré « L’envers du rêve », American Geography, de Matt Black, publié par Atelier EXB après une première édition en 2021 par Thames & Hudson Ltd., est un périple mené entre 2013 et 2020 dans quarante-six Etats américains, le photographe s’attachant essentiellement aux villes périphériques et aux oubliés de la modernité triomphante.

Allensworth, Californie © Matt Black / Magnum Photos

Membre de l’agence Magnum, travaillant avec la puissance du noir & blanc et de ses contrastes, Matt Black a entamé sa série dans la Central Valley, zone rurale et isolée de la Californie où il réside.

Voyageant essentiellement en bus et en voiture, Matt Black a rencontré des personnes vivant dans la précarité, invisibilisées par le système de représentation dominant.

Le lauréat du prix W. Eugene Smith 2015 pour son projet sur la pauvreté aux Etats-Unis fait le portrait en quatre chapitres (Le Sud et l’Ouest / Le Sud et l’Est / Le Nord et l’Est / Le Nord et l’Ouest) d’un pays aux inégalités croissantes et marqué par une désunion flagrante.

Ponctué par les notes du journal de l’artiste, American Geography montre une population marginalisée, exclue des chemins de la réussite, abandonnée, fatiguée, usée.

York, Pennsylvanie © Matt Black / Magnum Photos

« Un jour, écrit-il le mardi 5 janvier 2016, je me suis dit que j’avais seulement besoin de comprendre mon coin de monde, mais cela fait maintenant un an que je sillonne le pays et je n’ai qu’une envie : en voir plus. »

En son voyage au long cours, Matt Black se rendra compte que la pauvreté est à peu près la même partout en son beau pays, et qu’elle unit dans la blessure des corps et des esprits brisés de la même manière.

Le format carré de son livre à la couverture très noire accentue le sentiment d’implacabilité : pas d’échappatoire, le champ de vision est dirigé vers le centre de chaque image, comme aspiré par une détresse terriblement silencieuse.

Buffalo, État de New York © Matt Black / Magnum Photos

Un homme appuie le front contre un poteau électrique, un autre se sert d’un mur comme d’un étai, des pneus brûlent, les cowboys sont désormais des entités surnuméraires, les esclaves ne sont pas tous affranchis.

Nuées d’oiseaux noirs, arbres secs dans la plaine, trois croix blanches plantées le long du chemin de fer.

Le télégraphe a été coupé, sors ton portable, Billy Joe, ou tu es mort.

Alturas, Californie © Matt Black / Magnum Photos

Impression de désert, de bricole, de déréliction.

La fête est finie depuis longtemps, Dieu est un poster déchiré dans une chambre de motel miteux.

Est-on vraiment aux Etats-Unis ?

L’atmosphère est mexicaine, africaine, indienne.

Vendredi 9 novembre 2018, Gallup, Nouveau-Mexique : « Le ciel s’assombrit. De l’autre côté de l’autoroute, une locomotive défectueuse traverse la ville à pleine vitesse en éjectant un geyser de fumée blanche qui enveloppe tout sur son passage. On dirait la fin du monde. »

Eagle Butte, Dakota du Sud © Matt Black / Magnum Photos

De façon exemplaire, Matt Black regroupe en mosaïque des inscriptions sur des cartons tenus par les misérables d’aujourd’hui : « Please help », « A little help please », « Homless hungry », « Can you help us », « Anything will help », « Losing the game of life », « Hungry », « Little Help my dog and me Thanks »…

Des chaînes pour se pendre, des fourchettes aux dents cassées, des fils de fer enroulés comme des nœuds coulants.

Nous sommes au temps de Walker Evans, rien n’a changé, Roosevelt n’a jamais existé, ni la Farm Security Administration.

 Intérieurs crasseux, visages inquiets, sauvagerie.

Peaux maigres ou obèses, dénuement, prière.

Couteau tiré.

Cameron, Arizona © Matt Black / Magnum Photos

Mardi 21 mars 2017, Demopolis, Alabama : « D’après James, un gars du comté de Hale, « rien n’a changé. Les gens ont simplement appris à vivre ensemble sans s’entretuer. Quand je dis « tuer », je parle d’armes à feu. Il y a d’autres moyens de tuer des gens. On peut les faire crever de fail, tu vois. Les faire travailler à mort. Ne pas les soigner quand ils en ont besoin. Il y a plein de façons de tuer quelqu’un. »

Nous sommes maintenant à Selma, Martin Luther King sauve nous, puis dans le Nord et l’Est.

La neige est arrivée, les usines ont fermé, les matelas sont mités et les murs des taudis sans isolation.

On pourrait en Flandre chez Brueghel, ou plutôt dans quelque antichambre de l’Enfer.

Mardi 4 août 2015, Detroit, Michigan : « Je m’arrête devant une école désaffectée et entre par-derrière. Les vitres de la salle de classe sont brisées mais les chaises vides sont restées bien alignées. Le tableau poussiéreux porte une inscription à la craie : « Quoi, Pourquoi, Quand, Où », mais sans le « Qui ». »

La mosaïque a cette fois changé de nature : ce sont des paquets de cigarettes écrasés formant autant d’avis de décès.

Un chien hurle dans une réserve indienne, la terre des ancêtres est remplie de déchets.

Le mardi 27 octobre 2020, Matt Black rencontre Henry, 28 ans, dans la rue, à El Centro, Californie.

Il l’écoute : « Le monde qu’on connaît, il est fini. Une poignée de gens possèdent tout le pays, mon pote. »

American Geography est une pièce à verser dans le volumineux dossier des crimes contre l’humanité.

american-geography

Matt Black, American Geography, conception graphique Yolanda Cuomo, assistée de Bobbie Richardson, édition française Laure Alegre, Jordan Alves, adaptation graphique Jeanne Valette, partenariats Yseult Chehata, Atelier EXB, Paris, 2021, 168 pages

Atelier EXB

Matt Black – site

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