« La ribouletologie, écrit Patrick Boucheron, est une science récente mais exigeante. Je ne vais pas me faire l’exégète de son œuvre (disons que « je ne ferai pas cela tous les jours »), mais je crois qu’elle est traversée par l’idée que ces déplacements sont des sillons anciens – des cicatrices, en fait – creusés par l’histoire, que nous en héritons et que le lieu de cet héritage et le corps auquel on est bien obligé de s’agripper. »
A l’initiative de l’association Le Marque-Page, tous les étés depuis de nombreuses années, se déroulent à Lagrasse, dans l’Aude, où les éditions Verdier ont leur siège, des rencontres littéraires transdisciplinaires de haute sensibilité et de belle densité intellectuelle.
L’écrivain Mathieu Riboulet et l’historien Patrick Boucheron font partie des invités majeurs ayant marqué la geste de ce festival.
On leur doit, dans la collection « La petite jaune » des éditions Verdier, les deux livres courts remarqués, Prendre dates. Paris 6 janvier – 14 janvier 2015 (2015), composé par les deux auteurs, et, pour le seul Mathieu Riboulet, Nous campons sur les rives (2018), dont on comprend aujourd’hui, avec la publication de Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs, que les cinq proses superbes qui le constituent furent en quelque sorte des paroles testamentaires, textes conçus par ailleurs comme préludes aux interventions de Patrick Boucheron (été 2017) sur le thème de l’histoire mondiale, réflexions élaborées par le professeur au Collège de France à partir de la situation historico-géographique du village de Lagrasse.
Dans son éclairante préface, Christophe Pradeau nous apprend que le dernier prélude de Mathieu Riboulet fut écrit alors que celui-ci, très malade (il meurt en 2018), avait dû être hospitalisé à Bordeaux dès sa quatrième intervention, ou « amorce ».
On peut y lire ceci : « Vous êtes ici. C’est le titre d’un livre que je n’écrirai sans doute pas. Eh bien soit ! vous êtes ici, nous sommes ici, je suis ici. »
Quelqu’un s’approche, c’est l’autre, c’est nous, c’est le temps même, collectif, inscrit dans la mémoire et sur la peau de chacun.
Revendiquer l’ici n’a rien de régressif, surtout lorsque l’on n’a pas le pouvoir de s’en trouver d’autres, mais cet ici ne devient vraiment passionnant et libre que lorsqu’il résonne avec tous les autres ici dans le tout-monde de l’universel non-exclusif.
« Il s’agit d’apprendre à n’appartenir à aucun lieu, ou à tous les lieux ensemble. C’est-à-dire qu’il s’agit d’apprendre à habiter. »
A sa façon baroque et déconstructive – il y a du Derrida chez Patrick Boucheron dans sa façon de s’attarder sur les mots, de les explorer, et ne pas craindre de dériver longuement à partir d’eux -, à la façon de qui ne cesse de rebondir de faim tel le goupil Renart, l’historien construit une pensée du décentrement, de la réticulation en ses multiples embranchements, de la délivrance.
Qu’est-ce que le présent ? Qu’est-ce qu’un lieu ?
« Sauver le passé, c’est sauver le présent, notre capacité d’être présent, dans la coprésence d’un avenir en partage. »
Nous sommes des passants (Achille Mbembe), plus ou moins considérables (Arthur Rimbaud), mais n’oublions pas que notre corps est fait de « remplois », de « signatures », de « cicatrices » et qu’il n’y a pas de livre blanc.
Va voir ailleurs si j’y suis, propose Mathieu Riboulet, qui aime pénétrer la logique parfois estrange de ces expressions lexicalisées.
Oui, mais où ? de l’autre côté de l’Orbieu, passant sous le pont de la cité médiévale ?
Oui, mais de quel autre côté ?
Il s’agit ainsi d’entrer dans la géographie « infamilière », de passer par l’Iliade pour se rendre à Lagrasse, ou de se rappeler un passé andalou, sans oublier de rêver et de lire les excellents auteurs (Nabokov, Patrick Deville, Jean Echenoz, Michel Butor), dans « l’amour des passages ».
Une histoire mondiale de Lagrasse ? « J’avais envie de vous raconter la prise de la gendarmerie par la troupe aguerrie de la Gauche prolétarienne, écrit avec malice Patrick Boucheron, mais c’est étrange, même en fouillant le Net, on ne trouve pas la date exacte. L’indigène, sur cet épisode, se trouve moins loquace que lorsqu’il s’agit de parler de la cloche fondue en 1315. »
Comme souvent chez l’auteur de L’histoire à venir (avec François Hartog, publié chez Anacharsis en 2018), une réflexion d’ordre métadiscursive et épistémologique est portée sur le sens même d’une écriture de l’histoire aujourd’hui, dans le feu du phénix Michel Foucault.
« Il y a un texte célèbre de Michel Foucault sur cela, dans L’Archéologie du savoir, où il desserre la tenaille entre ce qu’il appelle l’original et le régulier, ce dilemme qui s’imposerait à l’histoire des idées : il y aurait d’une part la valeur disruptive qu’on attribue à l’invention, et alors l’histoire « décrit une succession d’événements de pensée », des bonds successifs par lesquels s’inventent l’une après l’autre les formes nouvelles de notre modernité ; et d’autre part l’allure routinière qu’on attribue à la tradition, et dans ce cas « les énoncés doivent être traités par masse et selon ce qu’ils ont de commun ». Mais non, s’insurge-t-il, il nous faut penser sur le motif du « buissonnement », à la fois régulier et alerte. Je cite : « Le champ des énoncés n’est pas un ensemble de plages inertes scandés par des moments féconds ; c’est un domaine qui est de bout en bout actif. »
Non, l’historien ne cultive pas sagement son lopin de terre éternel (langue, sol, cité), mais, tout au contraire, poursuit Patrick Boucheron, doit saccager « le petit jardin des racines et des identités, y empêcher tout retour ».
Contre l’arbre des origines, et les enchantements de l’enracinement (le grand texte de Simone Weil sur le sujet, écrit peu avant sa mort, échappe aux réductionnismes identitaires), penser avant tout feuillage, nuance des feuilles, « forme paradigmatique de l’ouverture et du recommencement », l’homme étant un arbre inversé, ses pensées étant ses racines ailées.
Plutôt que de rêver à la perpétuation de l’immuable, et puisque nous sommes entrés dans l’ère du saccage planétaire sans retour appelé anthropocène, ou, avec la chercheuse Anna Lowenhaupt Tsing, dont le livre Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalocène est célébré, « plantationocène ».
On invente des reliques, on ressent le parfum spécial de la sainteté (l’odeur de la rose alchimique ?), on fait des histoires, toujours plus d’histoires.
Mathieu Riboulet, le cinquième jour : « Nous sommes là où notre présence fait advenir le monde, nous sommes pleins d’allant et de simples projets, nous sommes vivants, nous campons sur les rives et parlons aux fantômes, et quelque chose dans l’air, les histoires qu’on raconte, nous rend tout à la fois modestes et invincibles. Car notre besoin d’installer quelque part sur la terre ce que l’on a rêvé ne connaît pas de fin. »
Voilà pourquoi il faut aller à Lagrasse chaque été, pour y renaître peut-être au contact des communs (les pensées plantes de partage et d’ouverture), dans le cycle des métamorphoses des racines sauvages, d’ici et d’ailleurs.
Une morale politique provisoire ? « Défendre des formes de vie, cultiver ses tomates et en faire une insurrection jardinière, faire commune là où l’on aime être, avec ceux que l’on apprécie déjà. »
Que ça ? Tout ça.
Rien que ça ? Autant que ça.
Penser rêver agir.
Patrick Boucheron – Mathieu Riboulet, Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs, préface de Christophe Pradeau, éditions Verdier, 2022, 126 pages
J’avais lu mais je ne sais plus où, un très beau texte de Jean-Claude Milner sur Mathieu Riboulet.
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