Quatre peintres, par Marcel Proust, et les éditions Marguerite Waknine

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Le bateau-atelier, Claude Monet, huile sur toile, vers 1875

Il est des maisons d’édition, parfois peu repérées, dont le travail est exemplaire.

Elles n’ont pas les moyens des mastodontes – qui publient à tour de bras, et parfois même des livres dont ils savent qu’ils ne sont pas très bons -, mais choisissent avec soin chaque titre, chaque nouveau volume.

Les éditions Marguerite Waknine font partie de ces perles rares, dont la collection Livrets d’art est aussi stimulante pour l’esprit qu’élégante plastiquement.

Le vingt-septième titre m’appelle, Quatre peintres, de Marcel Proust, ensemble de courts écrits rassemblés et publiés pour la première fois en 1954 dans l’ouvrage Nouveaux mélanges, publié aux éditions Bernard de Fallois.  

Se présentant sous la forme de deux cahiers non agrafés, l’un de reproductions d’œuvres en couleur de très bonne qualité, l’autre des quatre proses de l’auteur du Temps retrouvé, sur Claude Monet, Gustave Moreau, Rembrandt et Antoine Watteau.

Ces études, dont on ne sait exactement quand elles furent composées, témoignent d’une sensibilité hors du commun envers la peinture comme objet de salut et d’élévation spirituelle.

Je ne ferai pas ici d’exégèse savante, mais me contenterai de reprendre quelques-unes des phrases – longues bien sûr – qui m’enchantent.

Sur Monet (la peinture comme miroir magique et abri pour les dieux) :

– « L’amateur de peinture, qui fera un voyage pour voir un Monet représentant un champ de coquelicots, ne fera peut-être pas une promenade pour aller voir un champ de coquelicots, mais cependant, comme ces astrologues qui avaient une lunette dans laquelle ils voyaient toutes les choses de la vie, mais qu’il fallait aller trouver dans une solitude car ils ne se mêlaient pas à la vie, ils ont dans des chambres des espèces de miroirs non moins magiques appelés tableaux, et dans lesquels, si l’on sait, en s’éloignant un peu, bien les regarder, d’importantes parties de la réalité sont dévoilées. »

– « Un tableau de Monet nous fait aimer le pays qui nous y plaît. Il a beaucoup peint les bords de la Seine à Vernon. C’est assez pour nous pour aller à Vernon. Sans doute, nous pensons bien qu’il eût pu voir d’aussi belles choses ailleurs et que ce sont peut-être des circonstances de sa vie qui l’ont conduit là. N’importe. Pour faire sortir la vérité et la beauté d’un lieu, nous avons besoin de savoir qu’elle en peut sortir, que son sol est plein de dieux. Nous ne pouvons prier que dans un lieu consacré, en dehors de ces lieux où nous-mêmes, par des journées divines, nous eûmes des révélations. »

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Le jeune homme et la mort, Gustave Moreau, huile sur toile, 1865

Sur Moreau (la peinture comme lieu de vision et expression de l’âme) :

– « Nous ne pouvons pas toujours facilement concevoir comment certains oiseaux s’envolant d’un paysage, un cygne s’élevant de la rivière vers le ciel, une courtisane prenant le frais au milieu des oiseaux et des fleurs sur une haute terrasse, sont l’occupation incessante des pensées d’un grand esprit, se retrouvent comme leur caractère essentiel dans toutes ses toiles, et sont l’admiration de la postérité, le plaisir exclusif de tel amateur qui n’a que ses œuvres, qui retrouve avec plaisir dans La Descente de croix le cygne qu’il a aussi dans L’Amour et les Muses et, par un plaisir inverse et le même, se réjouit d’avoir le seul oiseau bleu qu’il ait peint. »

– « Le pays, dont les œuvres d’art sont ainsi des apparitions fragmentaires, est l’âme du poète, son âme véritable, celle de toutes ses âmes qui est le plus au fond, sa patrie véritable, mais où il ne vit que de rares moments. C’est pour cela que le jour qui les éclaire, les couleurs qui y brillent, les personnages qui s’y agitent, sont un jour, des couleurs et des êtres intellectuels. L’inspiration est le moment où le poète peut pénétrer dans cette âme la plus intérieure. Le travail est l’effort pour y rester entièrement, pour ne pas, tandis qu’il écrit ou qu’il peint, y rien mêler du dehors. De là, cette retouche des mots, des couleurs devant un modèle qui pour le poète est aussi réel, aussi impérieux que pour le peintre, pour le peintre aussi intellectuel, aussi personnel que pour le poète. »

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Le cavalier polonais, Rembrandt, huile sur toile, 1651

Sur Rembrandt (la peinture comme disposition de motifs obsédants) :

– « Quand on regarde un tableau de Rembrandt, on voit une vieille qui coupe les ongles d’une jeune femme, un collier de perles qui brillent obscurément sur de la fourrure, des tapis rouges ou de rougeâtres étoffes d’indienne, du feu qu’on allume et qui éclaire le fond de la chambre obscure tandis que la lumière du soir entrant par la fenêtre éclaire l’entrée, les longs cheveux soyeux d’une jeune femme qu’une vieille démêle, un coup de soleil sur l’écluse d’une rivière au bord de laquelle passent des cavaliers tandis qu’au fond tournent des moulins à vent, et on pense que toutes ces choses faisaient partie de la nature et que Rembrandt les peignait comme il en aurait peint d’autres. Mais si vous voyez les uns après les autres les tableaux de Rembrandt, près d’une jeune femme, vous retrouverez une autre vieille qui s’apprête à lui couper les ongles, sur une autre fourrure vous reverrez le même éclat sombres des perles. »

– « Beau au contraire, sous ses longs cheveux blonds blancs bouclés, mais cassé et l’œil terne, le vieillard s’avançait. Il me semblait reconnaître sa figure. Tout d’un coup, quelqu’un près de moi dit son nom qui, entré déjà dans l’immortalité, semblait sortir de la mort : Ruskin. Il était à ses derniers jours et pourtant était venu d’Angleterre voir ces Rembrandt qui déjà à vingt ans lui paraissaient une chose essentielle et qui n’étaient pas pour lui une moindre réalité, arrivé à ces derniers jours. Il allait devant ces toiles, les regardant sans avoir l’air de les voir, tous ses gestes, par l’épuisement de la vieillesse, se référant à une de ces innombrables nécessités matérielles – besoin de soutenir sa canne, difficulté de tousser, de tourner la tête – qui emmaillotaient le vieillard, l’enfant, le malade, comme une momie. Mais à travers le lointain brumeux des années épaissi sur sa face obscure, sur ses yeux au fond desquels, si loin maintenant, on ne pouvait plus apercevoir l’âme de Ruskin, la vie, on sentait que, le même toujours, bien qu’indiscernable, il venait du fond des années, sur ses jambes cassées, mais qui étaient toujours les jambes de Ruskin, apporter à Rembrandt un hommage incomparable. »

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La boudeuse, Antoine Watteau, huile sur toile, vers 1717

Sur Watteau (la peinture comme représentation de l’amour mélancolique) :

– « Je pense souvent avec une sympathie mêlée de pitié à la vie du peintre Watteau, dont l’œuvre demeure la peinture, l’allégorie, l’apothéose de l’amour et du plaisir, et qui était, au dire de tous ses biographes, d’une constitution si faible qu’il ne put jamais goûter, ou presque jamais, au plaisir de l’amour. Aussi dans son œuvre l’amour est mélancolique, et le plaisir même. On a dit que le premier il avait peint l’amour moderne, voulant sans doute dire par là un amour où la causerie, la gourmandise, la promenade, la tristesse du déguisement, de l’eau et de l’heure qui passent, tiennent plus de place que le plaisir même, une sorte d’impuissance ornée. »

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Marcel Proust, Quatre peintres, éditions Marguerite Waknine (Angoulême), 2018

Editions Marguerite Waknine

Edition trouvée à la librairie La pluie d’été (Pont-Croix, Finistère), ou l’utopie commence aussi dans la vallée du Goyen

Librairie-café La pluie d’été

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Se procurer Quatre peintres

 

2 commentaires Ajoutez le vôtre

  1. Merci pour la découverte, c’est agréable de (re)découvrir des œuvres et ouvrages indépendants.
    Miss G

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  2. Roger Salloch dit :

    et aujourd’hui, pas un mot sur le travail de Warhol sur Marilyn, , juste le prix inlasaablement repeté;

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