
« je sens que ma langue s’en va, qu’elle verdit, je sens que ma langue s’en va pour toujours. »
Composé de 108 textes (prose/vers) et de 108 photographies, Dâh, Dans la nuit khmère est un essai tissé de fragments autobiographiques (l’enfance picarde, l’installation au Cambodge, les voyages en Asie et en Amérique du Sud…) relevant à la fois du chaosmos intime et de la mémoire active charriant un limon de chansons et de textes de diverses natures.
Dans la nuit khmère est une jungle, une proposition esthétique de lecture en dérive et de brassage fécond des éléments d’une vie mêlant biographèmes et notations géographiques, voix et souvenir, passé, présent et probablement avenir.

7 avril 2018 : « Sara Kundalini (« la lovée ») / a privatif / Astarté / passe-pierre (salicorne) marinée / ourlon (hanneton) et fleur de mancenillier / un poisson plat remonte le cours de l’Aa : des vierges solides ont fondu mes circuits / Châmudâ est l’une des Sapta Mâtrikâ / le chiffre sept / Mater Dolorosa / la chouette hulotte en forêt de la Capelle / « les musiciens jouaient en tzigane » (Tricon & Bellan, Chansons cambodgiennes) / deux mille sept sent souris par an / toute une vie / fumer l’être / acte respiratoire et crématoire / sans intention de la donner / »
Je s’appelle ici Avine, Archibald, Zénon, Bohémond, hétéronymie.
Une mère est morte, l’écran de l’ordinateur est noir, puis c’est un défilé d’images.
©Christophe Macquet
Il fait très chaud, tout tremble, il faut tenter d’assembler des souvenirs, des intuitions, des suées.
Un chien passe, des femmes très belles, une fleur de gardénia.
L’enfance du côté de Boulogne-sur-Mer, les cailloux dans les poches, les départs, les photographies (noir et blanc).
Dâh, Dans la nuit khmère ne se lit pas forcément dans l’ordre des pages.
©Christophe Macquet
A chacun de choisir son récit, sa poésie, de laisser venir à lui des souvenirs propres, de voir ce qu’il ne pensait pas voir, de suivre les oiseaux migrateurs, de faire des vœux d’immanence et de longues traversées.
« Dizaine de loups s’avinaient dehors dans la plaine de X / dizaines de roues (suer et ressuer sa consistance) / les yeux fermés (chatières à hyène) / perdre vingt kilos de confiance. »
Buenos Aires, Addis-Abeba, Wimereux, Villeneuve-d’Ascq, Madras, Miami.
Langues, bouteilles, pluies.
Texte 19 : « Dans la nuit khmère / il y a ton père qui / il y a ta mère qu’on / il y a des puissances / dans la nuit khmère / il y a ton frère qui / il y a ta sœur qu’on / il y a des puissances / dans la nuit khmère / il y a ton fils qui / il y a ta fille qu’on / il y a des puissances / dans la nuit khmère / il faut faire attention. »

Les photos se prennent aussi dans la tête.
Christophe Macquet distille, hybride, prend plusieurs pirogues à la fois.
Tente de déserter la mort.
Varman-Rosée (je) n’est pas toujours tendre : « Mort de Bonnefoy, fulmine Varman-Rosée, Bonnefoy, poète d’amphithéâtre, rimbaldien en patins, shakespearien en chaussons, on l’étudie, on ne le « sue » pas, tant pis pour lui, disparu de son vivant, dès les premiers écrits, confit dans la culture, rêvant d’échappée icarienne mais sans vouloir payer, jamais lu une ligne de lui qui m’ait embarqué. »
©Christophe Macquet
Il y a dans la rue un chien éventré.
Un crépuscule rose où se baigner tous ensemble.
Un premier cri.
Une maxi-tête.
« il écrit froid comme un stylet de lune sans relève / les yeux fermés / en cette trente-huitième année de l’incarnation du phosphène de rien / après l’extinction des feux des relais / avant-après / Macquet / Macquet / sors la tête de ton coffre à jouets. »
Effervescence des jeunes corps sexuels-politiques.

Il faut apprendre à danser, seul, à deux, et avec toutes les libellules de la nuit cambodgienne.
Texte 42 : « Je t’ai coupé une main et une oreille / chaleureusement / la panthère nébuleuse dans les forêts du Mondolkiri / onanymant / surnommé Kakarotto par ses pairs / en noir et blanc / les Bakous soufflaient dans leurs conques / froidement / je t’ai coupé une main et une oreille. »
Les fichiers s’accumulent, les pensées, les dieux, les respirations.
« Midi / le jaune écrase le vert / petit air de flûteau au-dessus des rizières. »
Passe un éléphant.

Passe le fantôme de Roger Vitrac dans la fumée d’une cigarette.
Passe une Vierge montrant sa poitrine.
Passe une maxime : « Je n’ai jamais plié que par la douceur » (texte 49)
Passe un mail d’un ami, Jorge Di Paola, quelques semaines avant son décès : « Monsieur, je suis crevé de Gombrowicz, je suis crevé de la France, je suis crevé de la Révolution française, je suis crevé du journal Le Monde, je suis crevé de parler littérature façon dipaolienne, je suis, en général, crevé, je hais mon travail, je n’ai pas le temps, je n’ai pas la volonté. »
Passe une chanson rom : « Ne bois pas d’eau, mère / car l’eau n’est pas bonne / car si tu bois de l’eau / tu oublieras tout de moi. » (chanson rom)
Passe un enfant de quatre ans portant un ciré jaune.

« Enluminure
mer lune ennui
enluminure
lueur merlu
enluminure
lémurien rumine en mineur
enluminure
ruiné lire urne
enluminure
réel urée
enluminure
rein rien. »
©Christophe Macquet
Et la maison d’édition de ce texte monstre et passionnant, insaisissable et foisonnant, s’appelle Lurlure (Emmanuel Caroux).
Christophe Macquet, Dâh, Dans la nuit khmère, Editions Lurlure (Caen), 2022, 390 pages