Vertiges de la transe mescalinienne, par Henri Michaux, poète sismographe

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©Henri Michaux / Conspiration | Editions

« Ce tapis vibratile, qui avait quelque chose de commun avec des décharges électriques à étincelles ramifiées, et aussi avec des spectres magnétiques, ce je ne sais quoi de tremblant, d’ardent, de fourmillant, semblable à des spasmes faits nerfs, cet arbre aux fines branches, qui pouvait aussi bien être des éclatements latéraux, ce fluide tempétueux, contractile, secoué, champagnisé, mais élastiquement retenu et empêché de déborder par une sorte de tension superficielle, ce nerveux écran de projection, plus énigmatique encore que les visions qui s’y posaient, je ne sais, je ne saurai jamais en parler convenablement. »

Avec Paix dans les brisements, de Henri Michaux, livre de format vertical s’ouvrant par le haut comme un carnet de dessins ou un bloc-notes, Conspiration | Editions a probablement produit son plus beau livre.

©Henri Michaux / Conspiration | Editions

Imprimé sur papier épais et couverture dorée, cet ouvrage publié à trois cents exemplaires numérotés sera bientôt une rareté.

Paru une première fois en 1959 aux Editions Flinker, puis chez Gallimard en 2001, cette nouvelle édition rend compte par ses choix graphiques d’un vertige, d’une vitesse d’écoulement du sens qui emporte la lecture, d’un flot cataractant ininterrompu.

Conçu sous mescaline, alcaloïde extrait du peyotl (on se souvient des expériences artaudiennes),  Paix dans les brisements se compose de dessins suivis d’une analyse de ces derniers, et d’un poème lui-même précédé d’un très bref préambule.

En ce livre d’artiste, tout est poème, joie de création, exploration, tourbillon de significations supérieures.

©Henri Michaux / Conspiration | Editions

Sorte d’addenda halluciné à La Divine Comédie de Dante illustré par Sandro Botticelli (voir l’édition de référence chez Diane de Selliers), Paix dans les brisements dessine la géographie singulière, mentale, corporelle, spirituelle, d’un homme de soixante ans ayant déjà beaucoup écrit, vécu, éprouvé.

Pour décrire son œuvre, Henri Michaux parle d’un kakemono, sorte de rouleau destiné à être accroché au mur alliant, par la grâce de la calligraphie le dessin et les mots.

Il y a des plaines et des vals, un chemin d’exode rencontrant une rose alchimique, une équipée sauvage à travers le « torrent vertical » d’un pays inconnu.

« Ça débouchait ainsi, écrit le poète. Mais plus violemment, plus électriquement, plus fantastiquement. »

En son dessin-sismographe, le poète réalise la cartographie d’une sorte de Cordillère des Andes intérieures, probablement reliée aux vibrations de la colonne vertébrale et de la main tenant le crayon, arrimée à la feuille comme Ismaël à son cercueil.

On pense aux gravures de Fred Deux, à Roland Sénéca, à tous les aventuriers des espaces du dedans.

Dans le sillon ombilical apparaissent des visages monstrueux, tout un fourmillement d’êtres ubuesques, à la fois neufs et innommables.

Bouillonnement, arrachement, trouble et silence total.

©Henri Michaux / Conspiration | Editions

« Dans un non-sonore vrombissement, il y avait accentuation, il y avait augmentation, il y avait poussée, il y avait intensité, il y avait énormité, il y avait paroxysme, il y avait dislocation, il y avait surstimulation et, comme par l’effet de quantité de minuscules sabotages, il y avait désorganisation, avec toujours cependant par derrière une organisation surtendue, prête à péter, mais, en attendant, invraisemblablement actuelle et à son affaire, démonstration formidable de la prodigieuse vie du mental qui ne se peut arrêter. »

Violence, merveille, fenêtre ouverte sur l’inouï.

La nature écrit.

« Je crois donc montrer, écrit de façon fondamentale Henri Michaux, ayant plusieurs fois pendant des heures été en sa présence alors prodigieuse, je crois montrer l’arbre sans fin, l’arbre de vie qui est une source, qui est, piqueté d’images et de mots et proposant des énigmes, l’écoulement, qui, sans interruption, même d’une seule seconde, traverse l’homme du premier instant de sa vie au tout dernier, ruisseau ou sablier qui ne s’arrête qu’avec elle. »

Dans la tempête intérieure, entre aise et malaise, s’élabore le poème « mille fois brisé ».

Dissociation et union.

Fluidité, fertilité, « infini d’ocelles qui pullule ».

Transport.

« une âme immense veut entrer dans monde âme »

S’élargir, s’agrandir, faire la paix avec la furie en soi.

Stock de mémoire, calcul au-delà du calcul, « je suis fleuve dans le fleuve qui passe »

Et ces mots, définitifs : « dans la région du primordial, le récitant se tait »

Une ascension vers le bas dans la transvaluation de toutes les dimensions.

Voici Henri Michaux, l’inassimilable.

Trasumanar (Dante).

Henri Michaux, Paix dans les brisements, graphisme et mise en page Duplum, chartre graphique de la couverture Yannick Le Vaillant, Conspiration | Editions, 2022 – 300 exemplaires numérotés

https://conspiration-editions.com/produit/paix-dans-les-brisements/

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