
Robert Capa – Réfugiés marchant sur la route entre Barcelone et la frontière franco-espagnole, 25-27 janvier 1939 (International Center of Photography / Magnum Photos)
« Tu me plonges dans l’embarras lorsque tu me demandes de te raconter ma vie. Je n’ai pas eu une vie. Je ne puis me souvenir. Les émigrés en sont incapables. Nous, les pourchassés de l’histoire universelle, avons été privés de la possibilité d’une vie au singulier. »
Günther Anders est un esprit pénétrant, d’une impitoyable lucidité, notamment envers lui-même.
Publié pour la première fois en revue en juillet 1962, L’émigré, de Günther Anders (1902-1992), paraît pour la première fois aujourd’hui en France aux éditions Allia.
Pour qui dut fuir à Paris puis aux Etats-Unis pour échapper au nazisme, avant de retourner vivre en Autriche, en 1950, la question du statut de l’exilé, très proche de celle du paria, fut une obsession majeure – on peut aussi penser aux écrits de son ex-épouse Hannah Arendt à propos du sort des réfugiés.
L’émigré, avance l’auteur de L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, ne possède pas une vie, mais des vitae, il est condamné au morcellement, à la fragmentation, à la perte de l’unité, c’est-à-dire de la « totalité symphonique » des êtres n’ayant pas été déracinés.
Selon Anders, la dislocation, c’est le premier point de sa réflexion, est intrinsèque au régime existentiel de l’exilé.
Il faut, pour se sentir vraiment être là lorsque l’on n’est plus nulle part, être reconnu.
« A la différence du Cogito ergo sum cartésien, avance-t-il dans une belle formule, la preuve effectivement valable de notre existence devrait s’énoncer ainsi : Cogitor ergo sum – « on pense à moi, donc je suis. » »
Lorsque l’on est ballotté par le vent de l’histoire, qui peut encore penser à l’insignifiant fétu volant devant lui de façon erratique ?
« Parmi nous, écrit douloureusement Anders, il ne s’est en effet trouvé personne qui ne se soit pas un jour immobilisé à l’angle d’une rue quelconque dans une ville quelconque pour constater que les cris et les bruits du monde résonnaient soudainement comme s’ils n’étaient destinés qu’aux autres. »
Précédé des tourments de la dépression, le suicide alors n’est pas une option déraisonnable.
« Ils avaient grande hâte de cesser d’être des émigrés pour devenir des immigrés, afin d’être de nouveau là. »
Le philosophe remarque que les petits-bourgeois et les citadins de province furent les plus prompts à s’adapter à leur nouvelle vie, alors que les autres, plus polyglottes, voyageurs aguerris, intellectuels et esprits libres, « jugeaient dégradant de céder à la contrainte, induite par l’infériorité de leur position, qui les pressait de déambuler dans les rues en se prenant, du jour au lendemain, pour des Français ou des Américains. »
Le dédain permet sûrement la survivance psychique, comme le sentiment, obstiné, de vouloir rester étranger, quitte à choisir le sacrifice de la « régression » protégeant la dignité – l’exilé flotte alors dans une sorte d’irréalité permanente – contre celui de l’assimilation sur fond d’apostasie.
« L’entêtement avec lequel nous persistâmes à faire durer le provisoire avait parfois un motif secret, que nous pourrions qualifier de magique. Tout se passa en effet comme si (c’est du moins l’impression que j’en ai aujourd’hui), en nous efforçant de maintenir le caractère non valable de notre vie, nous avions espéré, faute de mieux, c’est-à-dire faute de réels moyens d’agir, exercer sur le régime de terreur qui sévissait là-bas une action à distance [de nature conjuratoire], à savoir le frapper du même sceau que celui dont nous avions marqué notre existence : le sceau du provisoire et du défaut de validité. »
Ainsi, certains ne défirent jamais leur valise, non par fantasme de retour, mais parce que s’installer complètement ailleurs serait faire trop d’honneur aux persécuteurs, de la même façon que balbutier seulement la langue du pays d’accueil en abandonnant la sienne – en baissant fatalement son niveau d’expression originel – est une blessure irrémédiable faite à sa propre âme.
Malgré la lutte intérieure intense que nombre d’exilés menèrent, Günther Anders fait ce constat terrible : « Il existe bien une sorte de communauté par la honte, qui réunit tous ceux qui ont accidentellement échappé aux chambres à gaz. »
Pour ces millions de victimes ayant été privés de véritable sépulture, Günther Anders veut rester l’émigré absolu.

Günther Anders, L’émigré, traduit de l’allemand part Armand Croissant, Editions Allia, 2022, 64 pages
https://www.editions-allia.com/fr/livre/944/l-emigre
