
©Jane Evelyn Atwood / Agence VU’
La guerre en Ukraine suscite beaucoup d’émotion.
L’hypothèse de frappes nucléaires n’est pas à négliger, la mort est un monstre froid à tête de cyborg portant le signe Z.
La propagande agit, les mères pleurent ou s’exaltent, les vendeurs d’armes se régalent, tout va bien dans l’ordre du crime organisé à l’échelle planétaire.
Depuis le début du conflit, sidérés comme nous tous, nombre de photographes revisitent leurs archives, ou décident de se rendre sur place, à Kiev avec la population civile, sur le front, un peu partout où le sens résiste et demande un déchiffrage, un peu partout où il faut continuer à témoigner.
Voici en quatre articles – pour le moment – un état des lieux très empirique de la production photographique révélant par la forme-livre des regards singuliers sur la réalité ukrainienne.

©Jane Evelyn Atwood / Agence VU’
Reprise en français de l’édition italienne de Badate (Silvana Editoriale Spa, Milan, 2008), Darya, de Jane Evelyn Atwood, est un formidable reportage photographique en noir & blanc sur une femme ukrainienne incarnant le phénomène dit des « badantes », c’est-à-dire des femmes auxiliaires de vie originaires d’Europe de l’Est.
Peu payées, travaillant énormément, à des horaires souvent difficiles, peu (ou pas) protégées socialement, ces femmes sont devenues indispensables à l’économie du soin dans les pays occidentalisés vieillissants.
Darya travaille à Bolzano, ville de la province du Tyrol du Sud, dans le nord de l’Italie, chez quatre sœurs âgées très dépendantes pour l’ensemble des domaines touchant le corps, l’alimentation et la vie quotidienne.
Il faut faire les courses, le ménage, les toilettes corporelles, mettre des couches, donner les médicaments.
Jane Evelyn Atwood témoigne d’une relation très belle entre Darya, cinq-quatre ans, et les vieilles dames dont elle a la charge, faite de gestes précis et d’une douceur empathique nécessitant parfois aussi de s’imposer.
Parce que ces quatre femmes âgées sont aussi elle qui n’est pas jeune, et que les rôles évoluent – mais qui s’occupera un jour, au soir de la vie, de la travailleuse précaire ayant usé ses forces dans un pays étranger ?
Augusta est presque aveugle, Elena est dans un état avancé de la maladie de Parkinson, Ottilia souffre de multiples handicaps et Gisella de la maladie d’Alzheimer.
« Darya, écrit la photographe, se sent très fière de son travail, qu’elle accomplit avec compétence et compassion. Mais elle dit redouter que, lorsque les sœurs mourront, l’une après l’autre, son salaire diminue chaque fois. »

©Jane Evelyn Atwood / Agence VU’
L’existence a passé, l’existence persiste, l’existence crie.
Jane Evelyn Atwood, dont tout le travail montre la dignité des supposés marginaux et des déclassés sociaux, est au corps-à-corps avec ces cinq femmes qu’elle ne sépare pas d’elle-même.
Elle est Daria, Augusta, Ottilia, Gisella, Elena.
Elle est le visage émacié et les jambes d’allumettes, le ventre effondré et la poitrine opérée, les cheveux en bataille et la bouche béante.
Elle est aussi le sourire et la complicité entre femmes.
La vie est un film fantastique, épouvantable et très beau.
Lessives, produits d’entretien, cuisine.
Descendre les poubelles.
Fatigue, courage, endurance.
Prières, à genoux.
Dieu de miséricorde est là, chacun fait sa part, ou pas, il pardonnera de toute façon.
« Le téléphone portable de Darya n’arrête pas de sonner, elle parle à ses deux filles en Ukraine quatre ou cinq fois par jour. »

©Jane Evelyn Atwood / Agence VU’
Avec d’autres badanti, Darya rentre en car une fois par an, parfois deux, dans son pays natal, où elle retrouve aussi Igor son mari, qui élèves des poules et une vache.
L’argent est investi dans la maison, et la famille bénéficie de son travail.
Dans la deuxième partie de son livre, Jane Evelyn Atwood suit Darya dans son village situé à quelque soixante-dix kilomètres de Lviv, à cinq cents mètres de la frontière polonaise.
Fierté d’avoir gagner de l’argent pour tous, similarité des visages retrouvés, beauté de ses deux filles visiblement aimantes.
Transport en charrette, neige, discussions conjugales qui donnent l’impression d’être celles de deux camarades.
Darya est au plus proche de son sujet, n’occulte rien, et pourtant tout est mystère, des destins, des pensées, des relations.
La logique photographique se heurte à l’opacité des larmes et des sourires.
« Les filles, analyse la photographe, aiment profondément leur mère, mais elle leur fait un peu honte. »
Nul doute qu’après avoir vu le portrait de leur mère-courage dans un livre si émouvant, celles-ci auront honte de leur honte.
Quatorze ans plus tard, la guerre s’est installée dans un pays martyrisé où Igor et sa fille Mariya vivent encore,

Jane Evelyn Atwood, Darya, Histoire d’une badante ukrainienne, direction éditoriale Jane Evelyn Atwood et Fabienne Pavia, Le Bec en l’air, 2022, 228 pages
Jane Evelyn Atwood est représentée par l’agence VU’
http://www.janeevelynatwood.com/
https://www.becair.com/produit/darya-histoire-dune-badante-ukrainienne/