Kulturindustrie, raison et mystification des masses, par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, philosophes

Les vacances de Monsieur Hulot, Jacques Tati, 1953

« Selon les sociologues, la disparition des appuis qu’offrait traditionnellement une religion objective, la désagrégation des derniers résidus précapitalistes, la différenciation technique et sociale et l’extrême spécialisation, ont fait du secteur de la culture un véritable chaos. Cette thèse est démentie chaque jour par les faits. Car la civilisation actuelle confère à tout un air de ressemblance. Le film, la radio et les magazines constituent un système. Chaque système est uniformisé et tous le sont les uns par rapport aux autres. »

Il était temps que je lise Kulturindustrie, des philosophes Theodor W. Adorno et Max Horkheimer.

En effet, comment être debordien, pasolinien et baudrillardien (la la la) sans avoir médité cette œuvre, qui est une partie fameuse de l’ouvrage La Dialectique de la Raison publié à Amsterdam en 1947 ?

Les biens culturels sont produits de façon industrielle, le commerce de la culture est soumis à la loi de fer de la rentabilisation économique (« l’ingénieuse rationalité des grands cartels internationaux »), les amateurs sont devenus des consommateurs ciblés.

Ah l’otium vitae des anciens, cet espace vide permettant le repos de l’âme.

La Kulturindustrie standardise sur fond de propagande, c’est une guerre contre l’esprit et la possibilité d’une vie intérieure.

L’art nous libère, la culture telle que pensée par les décideurs épanouis de l’insignifiance nous aliène.

Le business l’emporte, la musique perd ses assises sacrées pour devenir une marchandise écoulable comme une autre, nous allons vers la synchronisation des émotions à l’échelle mondiale (Paul Virilio) et la sentimentalité béate (Witold Gombrowicz).

L’arraisonnement par la technique des esprits encore vacants construit un peuple de dominés, la spontanéité est recherchée pour être enrégimentée.

Jean-Luc Godard pensait le cinéma comme une dette et une activité somptuaire : il convient de se couvrir de dettes pour que la société révèle sa véritable nature – rien n’est gratuit, il vous faudra payer, pour voir, pour écouter, pour vivre.

Jean-Paul Sartre devenu riche n’était pas un bourgeois, mais un poète, quand les petits marquis de l’asservissement permanent nous et lui font la leçon.

Les capitaines d’industrie commandent des statistiques, qui serviront à la propagande, c’est-à-dire au lavage de cerveau.

Quelle différence entre la dernière voiture électrique vendue comme écologique et la série de plus faisant travailler toute la profession ?

Qui regarde encore Robert Bresson, Alain Cavalier, John Cassavetes pour ce qu’ils sont, des libérateurs pascaliens ?

« La violence de la société industrielle s’est installée dans l’esprit des hommes. Les producteurs de l’industrie culturelle peuvent compter sur le fait que même le consommateur distrait, absorbera alertement tout ce qui lui est proposé. »

On unifie, on schématise, on investit.

On fabrique des stéréotypes, on les impose, on ne pense qu’en termes d’effets.

On produit, on reproduit, on vend.

« Bien avant que Zanuck n’en fasse l’acquisition, sainte Bernadette était considérée par son dernier hagiographe comme un brillant moyen de propagande pour toutes les parties intéressées. »

La reconnaissance culturelle est devenue une arme de distinction sociale.

La masse suivra, les prétendus sachants (par exemple les lecteurs de Télérama) pourront se réjouir de leurs faux privilèges.

« Le prétendu contenu n’est plus qu’une façade défraîchie ; ce qui s’imprime dans l’esprit de l’homme, c’est la succession automatique d’opérations standardisées. Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine et au bureau est de s’y adapter durant les heures de loisirs. »

Nos comportements seront prescrits, vous penserez plus tard, ou jamais.

« L’industrie culturelle ne sublime pas, elle réprime. En exposant sans cesse l’objet du désir, le sein dans le sweater et le torse nu du héros athlétique, elle ne fait qu’exciter le plaisir préliminaire non sublimé que l’habitude de la privation a depuis longtemps réduit au masochisme. Il n’y a pas de situation érotique qui, à l’allusion et à l’excitation, ne joigne l’avertissement très net qu’il faudra ne pas aller plus loin. Le code Hays ne fait que confirmer le rituel déjà instauré par l’industrie culturelle : le supplice de Tantale. Les œuvres d’art sont ascétiques et sans pudeur, l’industrie culturelle est pornographique et prude. Elle réduit l’amour à la romance et après une telle réduction, bien des choses sont permises, même le libertinage comme spécialité commerciale à petites doses, avec une étiquette signalant que le sujet est « osé ». La production du sexuel en série organise automatiquement sa répression. »

Plus loin : « Ce qui compte aujourd’hui ce n’est plus le puritanisme, bien qu’il s’affirme toujours dans les organisations féminines, mais la nécessité inhérente au système de ne jamais lâcher le consommateur, de ne lui donner à aucun instant l’occasion de pressentir une possibilité de résister. »

Et : « Les réactions les plus intimes des hommes envers eux-mêmes ont été à ce point réifiés, que l’idée de leur spécificité ne survit que dans sa forme la plus abstraite : pour eux, la personnalité ne signifie guère plus que des dents blanches, l’absence de taches de transpiration sous les bras et le non-émotivité. Et voici que le résultat du triomphe de la publicité dans l’industrie culturelle : les consommateurs sont contraints à devenir eux-mêmes ce que sont les produits culturels, tout en sachant très bien à quoi s’en tenir. »

Allez, on peut s’arrêter là, bonne année 2023.   

(Joseph Goebbels, futur prix Nobel de la paix ?)

Adorno/Horkheimer, Kulturindustrie, traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz, Allia, 2022, 110 pages

https://www.editions-allia.com/fr/livre/572/kulturindustrie

https://www.leslibraires.fr/livre/20940416-kulturindustrie-theodor-w-adorno-max-horkheimer-editions-allia?affiliate=intervalle

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