En état de siège, par Colin Lemoine, écrivain

Le Guillotiné, Gericault, Theodore, 1817/20

« Je suis prêt à tout pour ne plus souffrir. / Prêt à payer, sacrifier, abjurer, renoncer, apostasier, subir, endurer, remercier quand même, tendre la main, la joue, me mettre à genoux, m’abaisser, m’humilier. / Toute douleur est une soumission. / Avoir mal, c’est se préparer à obéir. »

Malgré, de Colin Lemoine, est une stase, une douleur persistante durant cent soixante-dix pages, et faisant dériver la langue, l’affolant, la déréglant tout en lui rappelant ses assises.

Un corps sacrifié, supplicié, sur l’autel d’un verbe jouissant.

Un verbe sacrifié, supplicié, sur l’autel d’un corps grimaçant.

Qui est-on dans la douleur ? Est-on capable de se reconnaître ? Est-ce une épreuve de théodicée ?

Le premier chapitre, très court, lance l’épopée désastreuse : « Un jour, j’ai eu mal. / Non pas comme d’habitude, comme dans l’ordinaire des jours, ici ou là. J’ai eu mal ici et là, par ici et par là, mal comme on ressent une décousure, insituable. Quelque chose en mon for intérieur s’est déflagré. J’ai alors eu mal pour toujours, à jamais, mal comme se fait la nuit, comme on reçoit l’extase ou la mort, mal comme on aime les jougs, les spasmes et l’ivresse, l’étau qui serre et le bât qui blesse, octobre, pleurer et sa mère. Toutes les douleurs exquises. J’ai eu mal pour de bon, comme un chien, comme un chiot. Je me suis alité, surmené e, espoirs trahis, perdu dans l’éclatant désastre du corps. / J’ai alors erré dans le grand dérèglement intérieur. / L’histoire de ce livre commence à compter de ce jour, ignoré. »  

Quel crédit accorder à qui souffre chroniquement sans que l’on puisse déterminer une cause précise à ses maux ?

J’ai au CHU de Brest un ami psychiatre spécialisé dans ces questions de douleurs fantômes, et bien réelles.

Nous en discutons régulièrement.

Que faire ? Passer par l’esprit pour les diluer, par les mots, par l’écoute, par la chimie, par la reprogrammation neuronale, par la brusquerie même ?

Allons, allons, secouez-vous monsieur, voyez comme l’épouvantail est devenu votre nature, votre essence, votre moi. Brûlez-le, et basta !

En attendant, il faut faire avec le corps étranger en soi, pas si désagréable d’abord, nous rappelant l’enfance et ses moments de convalescence, puis pénible, puis franchement tyrannique.

Le mal érode, défigure, grignote – la tête, les poumons, le foie, l’anus -, c’est un rongeur dégueulasse.

On se couche, on se recroqueville, on régresse.

« Je trompe mon monde par ce corps qui passe son temps à passer pour. Je suis une grande odalisque, invisiblement douloureuse, belle mais excédentaire, cou trop long et vertèbres de trop. »

Le roi se meurt, les amis se pressent, puis un peu moins, fatigués, usés, Claire, Charlotte, Juliette, Jean.

Martin est janséniste : la douleur-despote, mon cher, est un accès à la grâce, tu peux la remercier.

Maman, prends-moi dans tes bras absents.

On peut se faire sauter le caisson – ne rendez pas vos armes -, et appeler la balle ultime, belle Ophélie, « Algie ».

On s’excuse, on rase les murs, on prend toute la place.

On a des pensées sur le chemin de Damas : « Est-ce que la mort de ma chatte ou de mon père, qui me réclamerait tout entier dans la tristesse, suspendrait le supplice du corps ? »

L’art – peinture, musique, littérature – aide-t-il quand la douleur nous réduit à quia ?

Il y a des noms sur la page, Antonin Artaud, Edgar Degas, Henri Matisse, Le Caravage, Brueghel l’Ancien, Jean Cocteau, Poussin, d’autres encore.

« De mon corps endolori, Rousseau, Proust et Moravia ne soulagent rien, pas plus que Titien et Zurbaran, pas plus que la phrase dite par la jolie voisine aux gros seins près de l’hortensia, pas plus que les infinitifs auxiliaires et les impératifs susurrés sur des matelas, pas plus que cet aphorisme griffonné dans un carnet mais sitôt oublié, pas plus que cette émission de radio où, croyant me reconnaître enfin, je me sentis tout compte fait réintégré à l’humanité. En douleur, il n’y a plus de mots doux, mais simplement de grands mots ; la langue y est dévitalisée, semblable à celle des récitants du métro, débitant sans génie les exubérances de leur souffrance, égrenant des poncifs et de vieilles lunes, œuvrant dans l’identique, incapables de varier leur plainte ainsi que leur lexique. Oui, je suis pareil aux mendiants des rames souterraines, dont je me suis toujours dit qu’ils gagneraient à mieux vendre leur douleur. Ce faisant, je multiplie les tours de langue pour être entendu comme aux jours premiers. »

Capitale de la douleur.  

Idiotie de la douleur.

« Sans douleur, j’aurais adultéré ma langue, transformé les phallus en pines, les testicules en couilles, donné dans l’obscénité, châtré ma politesse, baisé, tringlé, été sucé, j’aurais dit les choses de l’amour de sorte que, dites, elles devinssent représentables, puis faisables, car il faut, pour pouvoir penser ces choses-là, des mots pour pouvoir les dire. Sans douleur, j’aurais succombé aux délices homozygotes de la chair et du verbe, aux vertiges de la jouissance lexicale, pleine de vits et de dits. »

Attendre, dépenser (neuf-cent quatre-vingt-dix euros par mois en médications diverses), marcher (de clinique en clinique).

Suzanne, malicieuse : « Telle est l’économie du symptôme, ne croyez-vous pas ? »

Un symptôme qui pilonne, dévaste, interdit.

On entre dans une église, puis deux, puis toutes.

La douleur est addiction.

Je lis Colin Lemoine, comme on erre dans la nuit parmi la lacération des broussailles, comme on se pique aux clous de la désespérance, mais comme on tient malgré tout, parce qu’il y a l’été, parce qu’il y a demain, parce qu’il y a les mots associés en phrases chez Gallimard, parce qu’il y a des lecteurs.

« La douleur musagète dépose des phrases plénières dans mon corps si mal traité, dans cette arche d’alliance bleuie par les coups. J’essaie d’approcher la physionomie du mystère, la brûlure. Je fouille sans répit dans les livres – gravelle de Montaigne ou épilepsie de Flaubert -, car ma douleur est un lieu-dit, une langue déjà parlée, déjà prononcée par la poésie, le roman et le théâtre, un déjà-vu. Tournant les pages talmudiques, je cherche à défibriller mon angoisse, à me désemplir de l’insu. Je m’évertue, ne dors plus. Angie, They can’t say we never tried. »

Et si Hermès Trismégiste était le nom même de la littérature ?

Colin Lemoine, Malgré, Gallimard, 2023, 176 pages

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