Entre deux rives, sur le fleuve du temps, par Laura Alcoba, écrivain

©Laura Alcoba 

Publié dans la collection Traits et Portraits dirigée par Colette Fellous au Mercure de France, Les rives de la mer Douce, de Laura Alcoba,est un très beau récit autobiographique, présenté de façon non chronologique et accompagné d’images, comme les autres titres – plus d’une trentaine – de cette formidable entreprise éditoriale.

Ayant vécu en Argentine jusqu’à l’âge de dix ans, la romancière et traductrice Laura Alcoba se souvient de son enfance clandestine, de ses parents journalistes militants et de sa lignée, des fantômes (une arrière-grand-mère indienne invisibilisée, l’écrivain, éditeur et académicien Hector Bianciotti), de son arrivée à Paris et de ses messagers, notamment Roger Grenier chez Gallimard, mais aussi des paysages ayant forgé son imaginaire, qu’ils soient de ce côté-ci de l’Atlantique (l’Aven) ou de l’autre (les Andes, l’infinie « pampa »).

L’auteure de Manèges. Petite histoire argentine (Gallimard, 2007) a pensé son livre comme on navigue sur le fleuve du temps sans oublier que le présent et le passé ne peuvent quelquefois se distinguer dans la contemporanéité de la mémoire levée par l’écriture et les gestes du corps.

En attendant de perdre la tête, peut-être, il faut se rappeler les mots justes, faire cet effort de traduction de soi vers soi, de soi vers l’autre, le lecteur, le francophone, les disparus.

Entre la mémoire et l’oubli, l’oubli et la mémoire, il y a les rives du Rio de la Plata, fleuve aussi large et vaste qu’un estuaire, situé entre Buenos Aires et Montevideo (Uruguay), mais aussi ce rocher de l’Aven ayant la forme d’un cœur à certaines heures du jour et de la marée en cette ria finistérienne où l’eau douce rencontre le sel de la mer.

Gauguin se promenant le long de la rivière bretonne y vit probablement des Indiens (la Polynésie était encore trop loin), échappant probablement de peu au festin cannibale auquel l’explorateur espagnol Juan Diaz de Solis et ses hommes, tués par des flèches précises, offrirent leur corps en 1516, savamment dépecés, comme il se doit lorsque l’on est chasseur d’hommes.

Les Indiens ont des règles, voyez-vous, comme d’arracher la peau des pieds à une femme ayant commis la faute de coucher avec un Blanc, entendez les cris de la lointaine aïeule de Laura.

On tirera dans la famille sur les Sauvages, parce que c’est ainsi, que le racisme est naturel et qu’on se débarrasse des parasites comme on le peut.      

L’auteure enfant

Il faut apprendre à se cacher, la junte au pouvoir fait disparaître les opposants – le père de Laura Alcoba est emprisonné -, défendre ses idées comporte un coût très lourd.

« Tous les quinze jours, je manquais l’école. Curieusement, personne ne me posait de questions. Aucun de mes camarades de classe ne m’a jamais demandé pourquoi, un jeudi sur deux, j’étais absente. Et jamais je n’ai évoqué auprès de ces mêmes camarades où étaient mon père et ma mère. Il y avait des barrières, des digues et des compartiments dans ma tête, c’était ainsi. Mais ce qui était étrange, c’est que les autres avaient l’air de le savoir. Pressentaient-ils les sujets sur lesquels il ne fallait pas poser de questions ? »

L’enfant passe d’une maison à l’autre, apprend les codes de la résistance, et surtout à se taire.

Il y a les autres – la vie conforme, autorisée -, et eux, qui vivent dans le secret.

Faux papiers, fabrication de journaux interdits, menaces, fuite (lorsque sa mère passe la frontière, cherchant à rejoindre l’Europe, l’enfant est confiée à une avocate vivant à Buenos Aires, dont l’obsession est de la faire baptiser).

Les rives de la mer Douce se souvient aussi avec beaucoup de pudeur de la belle Diana et de son enfant, de leur ferme aux lapins protégeant une imprimerie clandestine, et de leur assassinat par la soldatesque.  

On comprend alors que Laura Alcoba écrit parce qu’elle est à la fois ici et de l’autre côté, avec ceux qui ont été massacrés, et que son corps-esprit se rappelle tout.  

Laura Alcoba, Les rives de la mer Douce, Mercure de France, 2023, 168 pages

© Valeria Selinger

https://www.mercuredefrance.fr/les-rives-de-la-mer-douce/9782715259669

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