
Déjeuner au Studio, 1868, Edouard Manet
« C’est une heure bien poétique et bien profonde que celle où les becs de gaz s’éclairent dans Paris, où tout flotte dans une brume lumineuse, « dans un demi-jour de lampes ». C’est l’heure des regrets et des pressentiments. » (Reynaldo Hahn, 12 octobre 1894)
Je me désole assez souvent de la grande quantité de livres publiés qui me paraissent sans nécessité.
Les piles se sont accumulées autour de moi, j’ai encore des scrupules à ne pas tout lire, puis je fais le tri, je rejette, j’expulse.
J’agis vite, choisissant des pages, des paragraphes, des lignes qui me donneront envie, ou pas, d’aller vers la transfusion de lecture.
Il en reste alors peu, malgré tout quelques dizaines, et aujourd’hui Journal de Reynaldo Hahn, qui est une merveille d’intelligence et de sensibilité.
On connaît le musicien, baryton et compositeur d’origine vénézuélienne Reynaldo Hahn, élève de Jules Massenet, comme l’amant de Marcel Proust, mais au fond on ne l’écoute plus du tout, devenu au mieux un visage dans une galerie de personnages apparaissant dans les salons mondains de l’histoire littéraire.
Publié pour la première fois par Gallimard et BnF Editions, le Journal (1890-1845) de cet homme d’exception est passionnant, manifestant un indéniable talent d’écrivain, son style révélant avec évidence une intelligence des phrases, un don de l’observation, et un humour marqué parfois par l’ironie.
Qu’il évoque la poésie, la peinture (Chardin, La Tour, Renoir, Manet, les frères Le Nain, Michel-Ange, Vélasquez) ou la gastronomie (à travers Montaigne), l’ami et admirateur de Sarah Bernhardt est d’une très grande finesse d’analyse, sa culture étant des plus solides.
« Il est à remarquer, écrit-il en 1896, que Baudelaire feint d’ignorer la puissance d’un dernier vers. Le dernier vers de la plupart de ses poèmes pourrait en être le premier, – je ne parle pas du sens, mais du caractère. Voulu ou non, cela a quelque chose d’aristocratique. Cela vient un peu aussi de ce qu’il aime finir sur une rime féminine, ce qui empêche la sensation du définitif. »
Commencé en 1890 durant la Belle Epoque, le journal de Reynaldo Hahn traverse la Première Guerre mondiale (il reste trois ans et demi sur le front parmi l’Etat-Major, sans illusion sur le bêtise humaine), et se termine en 1945 à Monaco où le musicien s’est réfugié pour échapper aux persécutions antisémites, constatant la bassesse du régime de Vichy – « dans tous ces hôtels mués en ministères circulent l’intrigue et la haine. » (mars 1941)
S’il est régulièrement mélancolique/verlainien, Hahn ne manque pas de lancer des flèches acérées vers quelques-uns de ses contemporains, fidèle en cela à La Bruyère ou Joubert.
« Il est parfois dans la vie, des impasses si sombres, des angoisses si douloureuses qu’il semble qu’on ne puisse en sortir que par la mort. » (mars 1899) ; « S’il m’était interdit d’illuminer ma vie par l’admiration, la production, l’ambition, s’il fallait en un mot que je vive tout simplement, je n’hésiterais pas à mourir. » (1906)
L’auteur du cycle de six chansons intitulé Venezia (1901) rencontre, notamment chez la princesse Mathilde et dans le salon d’Alphonse Daudet, Pierre Loti (beau portrait sans aménité), Edmond de Goncourt, et tous ceux qui comptent dans le domaine artistique, ainsi (liste brève) Saint-Saëns, Debussy, Stéphane Mallarmé, Gustave Moreau.
Les notations concernant Marcel Proust sont toujours très émouvantes : « Hier, à Versailles, Marcel avait, devant certains arbres, devant une mare ensoleillée ou un parterre de fleurs, des moments d’attendrissement ou de joie ingénue, comme en ont les enfants à la vue de leur premier joujou. » (août 1895) ; « Aujourd’hui, Marcel s’est battu [duel au pistolet] avec Jean Lorrain qui avait écrit sur lui un article odieux dans Le Journal. Il a montré un sang-froid et une fermeté, depuis trois jours, qui paraissent incompatibles avec ses nerfs, mais qui ne m’étonnent pas du tout. » (février 1897) ; « Marcel est très malade. Il ne veut voir personne, il ne veut pas se soigner. Situation cruelle et qui paraît sans issue. Mais je compte encore sur ce fait que Marcel n’est en rien comme les autre humains. »
Il est quelquefois moraliste, pensant par maximes : « Le plaisir que donne l’amour ne vaut vraiment pas le bonheur qu’il détruit. » (août 1895) , « Décidément, la seule raison de vivre, de souffrir, c’est de produire ; la pensée de se perpétuer peut seule aider à tout supporter, consoler de tout. » (mai 1897)
En avril 1912, le Titanic coule (1800 personnes noyées) : « Pourquoi ? Parce que des gens, pour la plupart très riches, étaient pressés. Pressés de quoi ? Et le capitaine, au lieu de suivre la route habituelle et raisonnable, en a pris une autre pour gagner quelques heures. (…) Cette hâte des désœuvrés est réellement exaspérante. »
Hahn voyage, en Bretagne (Beg-Meil, Belle-Île-en-Mer chez son amie tragédienne), à Hambourg, à Rome, à Constantinople, au Caire, à Bruxelles, à Venise, à Bucarest, à Jérusalem, à Alger.
Le voici à Constantine (mai 1909) : « Cette ville me fascine. Il y a des endroits d’une beauté suprême et d’une poésie majestueuse que je n’ai rencontrées nulle part ailleurs. La campagne y est d’une grandeur divine, d’une splendeur éclatante. Et le soir au coucher du soleil un horizon rouge vibrant se lève pour coucher au-dessus des montagnes et des vallons comme un rappel du sang arabe versé da,s ces gouffres fleuris, clamé silencieusement par l’âme d’Allah. »
Les années d’Occupation allemande laissent éclater le déshonneur des Laval et consorts, vendant la France à Hitler sous prétexte d’échapper au danger bolchevique.
« Tous les messages du Maréchal, toutes les proclamations, tous les défilés de légionnaires, toutes les manifestations civiques n’y feront rien : le vol éhonté, la muflerie, le mensonge et l’insolence, telles sont les caractéristiques de cette période ignoble que nous traversons, tels sont les résultats du régime actuel, où l’autorité est fondée sur la délation, l’arbitraire et l’incompétence. Jamais aux moments les plus sordides de la démagogie, on n’a rien vu d’aussi atroce. » (septembre 1942)
Heureusement, pour quelques-uns encore, il y a l’art, la mélodie française, la légèreté.
« Je plains sincèrement ceux qui n’ont jamais éprouvé, au moment de la création, ce petit frisson de la racine des cheveux, étincelle glacée qui vous transperce avec la rapidité d’un éclair. »
Journal, de Reynaldo Hahn, est une très belle découverte.

Reynaldo Hahn, Journal, 1890-1945, anthologie établie, présentée et annotée par Philippe Blay, sous la direction de Jean-Yves Tadié, préface de Jean-Yves Tadié, postface de Mathias Auclair, Gallimard, 2022, 402 pages
