Les deux Beune, jouissance de phrases, par Pierre Michon, écrivain

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Les sources de la Loue, 1864, Gustave Courbet

« Quant à la vérité, je crois que personne ne voulait la savoir. »

Quel plaisir de relire d’une seule traite, un jour de grève, La Grande Beune de Pierre Michon, livre paru chez Verdier en 1996, accompagné aujourd’hui d’un inédit de même taille, La Petite Beune, les deux textes formant un diptyque passionnant dans son ampleur, ses résonnances thématiques, ses méandres sémantiques, ses jouissances, Les deux Beune.

Pierre Michon, ce sont des personnages, minuscules et grandioses, ou d’une grandiosité minuscule, figures d’archaïsme tenace, densité de matière échappant in fine à toute psychologie, mais c’est d’abord une phrase, longue comme un entonnoir, une corniche dantesque, ou une nasse permettant d’y retenir serrés un ensemble de sensations, de faits et de fantasmes.  

Pierre Michon, c’est le retour de la géographie dans la prose française de la fin des mornes et ultralibérales années 1980, et le travail sur le lexique comme sur les affaires du monde d’un pansexualisme premier animant les consciences jusqu’à les dérégler, en les menant au crime s’il le faut.

Il y a des récurrences de termes « sang-de-bœuf », « andouillers », « barbichus ».

Dans le roman, mais peut-être faudrait-il évoquer plutôt l’épopée d’une rivière, gros ruisseau malin dégorgeant des carpes comme on se laisse chavirer par une femme soulevant soudain ses jupes dans la campagne alors que l’on se sent si seul, nous sommes au début des années 1960.

Un jeune instituteur vient d’arriver dans un village du Périgord, dans le pays préhistorique des Eyzies et de Montignac, là où tout a commencé, c’est-à-dire en ces grottes où s’est peut-être inventé l’art, magie de résurrection, cercle de protection, offrande de pierres gravées, en prenant le chemin des rennes et de leurs migrations dans la froidure.

On rencontre une auberge de fond de vallée, comme là-bas, plus bas, dans la Soule, où l’on tape du poing sur la table en dévorant des truitelles, les dents rougies par le mauvais vin servi par la grand-mère aux fourneaux, la plus belle des femmes, la maîtresse, la garce montée en grade.  

Le petit fonctionnaire de la République débarque d’abord, un soir de pluie et de brouillard, chez Hélène, la tenancière, qui le nourrit en souriant dans une atmosphère de renard étranglé.

« Le seuil franchi, j’eus plutôt l’impression d’entrer dans quelque chose : un brouillard dense dérobait à mi-jambe les arbres, scintillants mais drapés, cagoulés, harnachés comme pour un sacrifice. Je revois ce brouillard. Je revois ce fourreau que tissaient les eaux perfides et tricoteuses de la Beune, et qui le long de la falaise montait gainer les peupliers, l’auberge, l’église. Le monde avait mis ses dentelles pour que je les froisse, il m’aguichait de toutes les façons ; le monde est une femme. »

Pierre Michon a lu Flaubert, l’a médité, sa Valachie périgourdine est une Carthage nordique aux os brisés.

Il y a Jean le Pêcheur, dont Hélène est la mère – on lui donne aussi Jeanjean comme fils, allez savoir qui ouvre qui, qui dégorge qui, derrière la John Deere, cette moissonneuse cachant un puits menant à des merveilles,  à rien -, Mado le petite amie lettrée venue de Périgueux fumant des gitanes maïs « pour se donner l’air sapeur », la buraliste Yvonne, grande et blanche comme du lait, montrant ses aisselles corbeau alors que la main se tend pour transmettre le paquet de Marlboro, seins serrés par la fibule laissant paraître leur fraise, Vénus callipyge comme ces sorcières du paléolithique couchées dans les antres, maman sucrée du petit Bernard, bout d’être de fabliau, à qui l’instituteur professe en le martyrisant, enfant délicieux, « sans malice », afin de toucher qui l’a engendré, et sa cuisse, et son sexe.  

La voilà sur la lèvre de la falaise, belle comme une antique, et plus lointainement encore.

Là-bas, dans le val très humide, très fécond, on rêve souvent du grand Esturgeon, parce que l’on est un peu Mohican, ou quelque chose comme cela.

Il y a deux Beune, comme il y a des entailles, le peau glabre et rosie sous l’écaille, rives de sang où agiter la langue, française, michonienne.

Ai-je bien accueilli en bouche ce vin nouveau ? Il se pourrait bien que je l’aie inventé, comme on découvre un trésor.  

A chacun d’en savourer, seul, depuis son abandon, depuis peut-être ses lamentables renoncements à l’existence poétique, la chair dentelée.

« Elle fut dans la futaille, les mégots, le salpêtre, dans la bulle sang-de-bœuf au cœur du monde. Elle fut sous le renard, indistinct là-haut dans sa pénombre. Je l’y avais si souvent rêvée que je croyais rêver car elle n’y venait jamais. »

On peut entamer la danse de l’ours.

« La jouissance est une phrase. »

Pierre Michon, Les deux Beune, Verdier, 2023, 160 pages

https://editions-verdier.fr/

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