
©Beatrix von Conta
« Si l’on ne trouve pas surnaturel l’ordinaire, à quoi bon poursuivre ? » (Charles-Albert Cingria, La Fourmi rouge)
Je ne connaissais des îles d’Aran, situées à l’ouest de l’Irlande, que le film documentaire de Robert Flaherty (1934) et les descriptions données par Nicolas Bouvier dans son journal de l’hiver 1985.
Des îles battues par le vent où s’installèrent des Celtes, un froid glacial, des enfants portant des cailloux dans leur cartable pour ne pas s’envoler, « d’immenses dalles rocheuses absolument nues descendant en pente douce des falaises de l’Ouest vers les criques abritées qui font face à la baie de Galway. »

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Il y a ici dans les yeux de l’écrivain suisse quelque chose de l’Hokkaido découvert par Bashô, un fantasme donc.
Maintenant, les îles d’Aran, ce sont aussi les photographies de beauté étrange de Beatrix von Conta, s’attachant aux murs de pierre sèche assemblés la main se trouvant sur tout le territoire.
L’impression première est celle d’installations contemporaines de quelque land-artiste ayant travaillé sur l’esprit des lieux.
La nature a édifié de vastes vaisseaux de pierre, étraves plantées de façon grandiose dans l’Atlantique.

©Beatrix von Conta
Feuilletages de schistes et cimetière de pierres innombrables.
Ce sont les tombes juives d’un peuple inconnu, une réserve de matière pour se défendre de la liquidité infernale des intempéries.
La sensation de travail à la chambre permet la profondeur de temps comme de regard : pas de précipitation, mais un dépôt d’infinis détails dans l’objectif.
Beatrix von Conta n’a pas choisi de photographier l’hiver, dans les turbulences et le brouillard. Ses images sont nettes, claires, rendant compte de l’impeccable ordonnancement des pierres patiemment réunies par les mains humaines.

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Humaines, et même extra-humaines, tant le labeur d’agencement paraît titanesque, comme un jeu d’enfants descendant de géants.
Les végétaux attaquent çà et là les édifices, mais dans l’ensemble tout tient encore très bien, comme un aéropage de patriarches regardant passer la jeunesse avec une forme d’ironie.
Cairns, tumulus, murets, strient l’île, parce qu’il faut arrêter le vent, protéger les bêtes, et se coucher contre leur force tranquille lorsque la tempête rend fou.
On trouve bien sûr ces édifices pierreux un peu partout sur le pourtant de la Bretagne, et sur les îles finistériennes, mais ici la dimension est supérieure, on y ressent la nécessité de survivre, et la prière intérieure qui les soutient.

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Ce sont véritablement des murs de livres, horizontaux ou verticaux, des tables de la loi pour un peuple soumis aux démons de l’égarement par la rudesse du climat.
Solitude des petits d’hommes et solidarité des constructions grises.
Ce sont quelquefois des fortins, et l’on se prend à rêver à quelque gigantomachie ou combat mythologique.
La pierre devient bois par ses stries, ou vagues fichées.
Les croix celtiques elles-mêmes, figurant de façon stylisée les polarités masculine et féminine, sont des visages quadrilobés troués, parce qu’ici, s’il faut souvent bloquer le vent dément, il convient aussi de lui rendre hommage et de le laisser passer en Seigneur, à travers notre caboche s’il le faut.
Par son travail impressionnant sur le cadre et la juste distance, Beatrix von Conta témoigne du génie d’un lieu qu’elle observe dans sa puissance et son mystère.

©Beatrix von Conta
Il faut bien ces milliers de soldats de pierre pour faire barrière et ne pas tomber dans la mer, oublieuse et première.
Kenneth White parlerait probablement d’archéopoétique et de champ énergétique devant ces espaces où souffle l’esprit de l’origine.
L’artiste écrit en préface : « Comprendre que ces murets à taille humaine sont infranchissables, nécessitant d’innombrables détours, est une source d’étonnement. Tenter de les escalader ou de les enjamber délicatement provoque aussitôt un frémissement de la dernière rangée, qui repose souvent sur un agencement intégrant des vides. Chaque pierre, masse rugueuse, dense et lourde, défend sa place attitrée. S’appuyer, trouver une prise, une avance pour poser la pointe du pied, trouble l’équilibre précaire jusqu’à faire chuter en domino des pans entiers. »

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Et Olivier Gaudin, dans son ample et beau texte final, de compléter : « La série photographique de Beatrix von Conta, « Les pleins et les vides, une île faite main », invite à une lecture rapprochée des formes de l’archipel. Sans l’illusoire prétention d’une vue d’ensemble, ces tentatives d’approcher le barycentre d’Aran procèdent à la manière d’une coupe transversale. La beauté tourmentée de ces paysages y est abordée par une attention soutenue à l’inépuisable force de suggestion de leur imposante matérialité. Tandis que la masse liquide aux nuances de vert et de turquoise borde la falaise avec un calme apparent, les signes de la destruction en cours laissent imaginer le déchaînement des tempêtes contre la paroi. »

Beatrix von Conta, Oileain Arann, textes (français/anglais) Beatrix von Conta et Olivier Gaudin, Créaphis éditions, 2022, 160 pages
http://www.editions-creaphis.com/fr/catalogue/view/1269/oileain-arann/?of=0

Beatrix von Conta est représentée par la galerie Le Réverbère (Lyon)
https://www.galerielereverbere.com/beatrix-von-conta

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