Est-ce que l’on sait où l’on va ? par Emmanuel Venet, écrivain

« Est-ce que l’on sait où l’on va ? » (Jacques le fataliste, Diderot)

Après une série de livres publiés chez Verdier depuis 2005 (Précis de médecine imaginaire, Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, Manifeste pour une psychiatrie artisanale, Virgile s’en fout), Emmanuel Venet revient chez Gallimard.

Son œuvre avait débuté avec Portrait du fleuve, publié en 1991 dans la belle collection « Le chemin » de Georges Lambrichs, et se prolonge aujourd’hui avec un ouvrage qu’aurait certainement apprécié Jean-Bertrand Pontalis, La lumière, l’encre et l’usure du mobilier.

Il s’agit d’un abécédaire où l’ex-psychiatre des hôpitaux de Lyon déploie en quelques pages toujours très justes et fines ses pensées sur la littérature (Blaise Cendrars, Georges Perec), la science (Alexandre Yersin, Mesmer), l’amour, la vie psychique, Dieu (le Diable, les miracles), notions portées par une grande attention à l’étymologie (le mot Travail).

Par tropisme personnel, allons vers Kafka, écartelé entre la hantise du père castrateur et celle des femmes inaptes à comprendre les nécessités de son génie (se reporter aussi à la lettre « H » comme Honte) : « C’est d’autant plus douloureux qu’il a besoin, pour féconder et enchanter son inspiration littéraire, d’une amante. D’où une chronique amoureuse voguant d’échec en échec, puisque chaque amante menace de devenir une épouse qui exigera « une vie moyenne, un appartement confortable, une nourriture abondante, le sommeil à onze heures du soir, une chambre chauffée » – bref : une purge pour qui veut consacrer son existence à la création. »

Prendront tour à tour le visage renouvelé de son désir Felice Bauer, Julie Wohryzek, Milena Jesenska, Dora Diamant, qu’aura peut-être croisé son traducteur historique Alexandre Vialatte (lettre « V ») en 1924 lorsqu’il accomplit son service militaire à Berlin.

L’évocation de la vie de Stefan Zweig, qui organise par désespoir politique et spirituel son suicide avec son épouse au Brésil en 1942, est particulièrement émouvante (lire aussi son nom à la lettre « J » comme Job) : « En 1933, l’accession au pouvoir d’Hitler confirme ses pressentiments, d’autant qu’on brûle ses livres sur une place de Berlin à peu près au moment où disparaissent les manuscrits confiés par Kafka à Dora Diamant. »

Les portraits d’écrivains sont ici particulièrement réussis.

Pascal Quignard : « C’est à Pascal Quignard que je dois ma conscience de notre parenté non seulement avec nos ascendants historiquement connus – nos aïeux, les Anciens qui ont laissé de leur passage sur terre une empreinte signée -, mais aussi avec ceux qui les ont précédés et qui ont disparu dans l’anonymat, même s’ils ont apposé pour des millénaires leurs marques sur des parois rocheuses à Lascaux, Altamira, Bornéo ou ailleurs. D’où un sentiment de continuité avec le paléolithique, l’homme de Cro-Magnon et les cavernes, lesquelles furent peut-être les premiers instruments de musique : Quignard les suppose ornées comme des clavecins baroques, donc. »

Arthur Rimbaud : « En août 1890, lui vient l’idée inattendue de revenir se marier au pays. Certes, il aimerait se sédentariser tout en restant nomade, et s’il déteste les chaleurs du Harar, il craint de ne pas supporter les hivers ardennais. Mais on imagine le soulagement de Vitalie, malgré ces démonstrations d’ambivalence : oubliant qu’il fut poète maudit, homosexuel notoire et vagabond jamais assouvi, c’est en rentier que Rimbaud le fils envisage de revenir au bercail pour faire une fin bourgeoise. Hélas, arrive peu après la varice à la jambe droite qui obstrue l’horizon : on vieillit vite ici. »

La belle Laure – prénom pétrarco-bataillien –, qui lui fit découvrir Vialatte, éblouit : « Laure m’a fait comprendre un jour que je pouvais l’embrasser, et ça a été l’un des plus beaux jours de ma vie malgré les infinies complications que nous pouvions d’emblée prévoir, et qui se sont toutes produites car nous étions tous les deux déjà mariés et, de surcroît, parents. (…) Laure aimait faire l’amour, me faire la lecture à haute voix, refaire l’amour, cuisiner à deux, m’emmener au concert à La Chaise-Dieu ou voir une exposition à Genève, recevoir des amis, discutailler jusqu’à plus soif sur l’adaptation d’un roman à l’écran ou sur un enregistrement de James Bowman, et s’endormir contre moi sans faire l’amour. »

Pourquoi suis-je au monde, s’interroge l’écrivain à la lettre « I » comme Ipséité (analysée par l’historien Lucien Jerphagnon), pourquoi suis-je moi, quelle est ma nécessité ?

Elle est celle d’aimer Laure – et de la quitter -, de recevoir chaque patient d’abord comme une énigme, d’écrire au rythme du fleuve, de se souvenir avec clarté des Anciens, et du grand-père Gustave vichyste, pétainiste, obsédé par le « complot judéo-maçonnique ».

Pourquoi ? pour la lumière, l’encre, l’usure du mobilier.

Emmanuel Venet, La lumière, l’encre et l’usure du monde, Gallimard, 2023, 150 pages

https://www.gallimard.fr/

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