Sur l’amour et la jouissance, par Muriel Pic, écrivain

« Nous irons d’infini en infini avant de trouver la bonne demeure. » (Muriel Pic)

Les livres de Muriel Pic sont des entreprises d’intelligence, peuplés de voix et de sous-conversations, de chemins de sens princeps et de sentes.

Dialogues de morts sur l’amour et la jouissance, publié une nouvelle fois par les éditions suisses Héros-Limite, est une série de réflexions à la façon du genre littéraire du Dialogue des morts tel qu’inventé/expérimenté par Lucien de Samosate, Fontenelle et Fénelon.

Il est plus facile de s’exprimer librement, et calmement – on a tout le temps – au Royaume des ombres, de prendre de la hauteur, loin des humains suffrages.

Muriel Pic fait quant à elle dialoguer des morts modernes par neuf fois ou scansions, Georges Bataille participant à plusieurs échanges de propos.

Ses défunts s’interrogent sur la jouissance, sur la différence entre puissance et pouvoir, sur la révolution.

« Les morts se demandent, écrit l’auteure de L’argument du rêve (2022), s’il y a une vérité de la jouissance et s’il est possible de jouir dans une société égalitaire. »

Mais qu’entend-on sous terre, avant que, peut-être, de remonter ? (attention les retournés, en ésotérisme, ne sont pas les réincarnés)

Il y a d’abord le hippie Timothy Leary, prêchant l’expansion de la conscience par la prise de LSD, substance intensifiant par ailleurs la sexualité, la philosophe morale Susan Sontag et l’écrivain anthropologue Georges Bataille.

« Leary lit dans les pensées de Bataille car au Royaume des morts pas de crâne pour les cacher. A son avis, jouir du Verbe [ah, ces littéraires] est une perception trop sublimée. Lui, il veut sentir, il veut toucher. Il veut la sensation du toucher électrique de l’orgasme. »

Muriel Pic est alors drôle, impertinente, délicate, voyons passer avec l’ami de Michel Leiris, dans la jungle des sensations retrouvées, des éléphants roses.

Il faut chercher l’intensification, la densification, et les échappées belles par les états de corps limites.

Susan Sontag quant à elle ne croit pas que l’émancipation des femmes puisse simplement provenir de l’ouverture sexuelle, rejouant parfois les rapports de domination les plus classiques.

Il faudrait demander à Unica Zürn, qui apparaît avec Henri Michaux, dans le second dialogue.

Ici, Muriel Pic n’est plus seulement assembleuse de nuées, ou d’idées, mais écrivaine, comme Prométhée, déchaînée : « Elle est étendue nue sur la grève comme jadis au bord de la Baltique naturiste [celle qui apparaît dans Elégies documentaires, Macula, 2016 ?]. Les vagues l’atteignent, d’abord ses pieds, puis ses genoux, ses cuisses, son pubis, son nombril, sa poitrine, sa gorge, son rire, et puis les vagues se retirent en agrandissant sa chevelure d’algues multiples. Chacune des vagues la roule, l’enveloppe et la met en jouissance, non, à l’extrême bord qui précède la jouissance, et à ce moment exact, au sommet, là où naît l’écume, la vague se retire, se trouve retirée, la laissant seule, insatiable, mais pour quelques secondes à peine, tout juste le temps de creuser en elle un désir plus vif, plus neuf, plus inédit, car la mer revient déjà comme une respiration avec les vagues qui roulent jusqu’à elle et la renversent encore et la mettent presque en jouissance, une jouissance qui eût été inouïe, fantastique, si le reflux brusquement n’avait repris la vague, la retirant de son corps, abandonnée sur la grève, insatisfaite, martyre sans frustration ni larmes, car à peine se désole-t-elle que la mer revient, avec élan, avec faveur, prête à s’abattre sur elle et à l’emporter en jetant de nouveau ses vagues qui l’enroulent avec plus de force encore, cette fois sauvée, la retournant, la possédant, et dans le même instant l’abandonnent, partent, sont parties, puis reviennent, ondes qui de nouveau l’enlacent, langues qui vont la combler au moment fatal revenu, et tout cela va de plus en plus vite, et tout cela va de plus en plus fort, et plus le mouvement s’accélère, et moins les vagues sont des vagues de mer véritable, de la mer salée des plages de l’ici-haut que l’on connaît, mais une mer immatérielle, qui la roule presque à mort, avant de la reprendre amoureusement, sans cesse, sans cesse, à en perdre le sens de la phrase et la respiration. »

Faire l’amour avec la mer, par la mer, à la mer. Les nageurs d’océan connaissent cela, et les grands amants, et Henri Michaux, qui explore si loin les espaces du dedans.

A quel moment se quitte-t-on pour intimement se refonder ?

Si la société nous dévore, l’instant de la jouissance ne lui appartient plus.

On peut aussi par le chemin de l’éducation intérieure, réveil des sept chakras, montée en puissance de la lovée, prendre la poudre d’escampette.

Alors ça communique, pourrait dire Bataille, au-delà de toute communication.

Edith Piaf chante la cristallisation amoureuse, Flora Tristan a les larmes aux yeux, de tendresse et de rage, Nina Simone triture son chewing-gum, Jeanne Moreau part en moto, cheveux au vent, elle a rendez-vous en Normandie avec Marguerite Duras.

Mais l’échappée est aussi, leçon badiousienne, politique, endurance dans le courage, tenue du point gagné.

Voici Rosa Luxemburg, ivre de justice et de fleurs, et Nelson Mandela, le réconciliateur absolu, qui tous deux parlent au présent de la révolution, intérieure/extérieure.

Avec de tels compagnons, on peut oublier que nous sommes aux Enfers.

Maintenant, après ces coupes dans ses conversations suprêmes, Muriel Pic nous offre quinze rêves, sous le titre La maison de poussière.

Il faut les lire comme des petits poëmes en prose, et si l’épaule vous gratte, c’est qu’Aloysius Bertrand y a posé ses pattes griffues.

Rêve-t-on encore dans l’outre-monde ?

« J’ai rêvé que j’avais un cadavre en décomposition dans mon lit qui était mon lit de petite fille. »

On appelle peut-être littérature ce qui pousse sur le cadavre de l’enfance perdue.