Le Grand Incendie, par Hélène Cixous, écrivain

Grande Synagogue d’Oran

« Il me vient à l’idée que je suis moi-même un cimetière, un vaste territoire mental où sont accueillis des hôtes venus de tous les temps, de toutes les langues et variétés sexuelles. Ces voyageurs sont unis par la même question qui ne cesse de les travailler : qu’est-ce que juiffer ? » (Hélène Cixous)

Beaucoup d’histoires, de stories (Philippe Sollers), mais si peu de littérature : telle est notre permanente actualité éditoriale produisant des écrivants comme on remplit des caddies de matières molles à date de péremption courte.   

Beaucoup de textes, peu d’esprit.

Les auteurs ont cherché, mais n’ont pas trouvé, ont ficelé des intrigues, ont révélé des douleurs, ont réveillé des monstres, mais n’ont pas vraiment écrit, parce que l’opacité propre à leur art n’a pas été explorée, et que le langage n’aura été utilisé que de façon instrumentale.   

Il nous faut la flamme des dieux de l’Olympe, il nous faut le verbe créateur (Saint Jean, la Kabbale, et toutes les traditions issues des écoles de mystère), il faut nous Incendire, de la toujours magistrale Hélène Cixous – à quand son Nobel ?

Sous-titré « Qu’est-ce qu’on emporte ? », cet ouvrage questionnant comme l’ensemble des autres œuvres de son corpus les notions de transmission, d’héritage et de généalogie, pourrait aussi se formuler ainsi (lire le deuxième volume du séminaire, tenu de novembre 2004 à juin 2007 à l’Université Paris 8 Vincennes, Il faut bien aimer – chronique à venir) : « Qu’est-ce qu’il y a dans un nom ? »

Ecrit au présent atemporel, Incendire est un livre hanté, suffocant comme le père médecin mourant de la Guerre à Oran en 1948, comme les Juifs expulsés d’Espagne en 1492, comme tous les pairs exterminés par les agents de la Shoah.

« Seul, essoufflé, enrhumé, allongé, sur le divan de la salle de séjour, mon ennemi n’est pas sur le Continent, ni en Afrique, ni en Europe, ni dans le ciel, il campe dans mes poumons effarés, il parle en toux » (pas de point final)

Chez Hélène Cixous, on meurt, mais on ne meurt pas, tout est toujours/encore là, dans les différentes strates de la conscience/aconscience/inconscience.

On est craché par l’Histoire, mais on se relève, les corps sont glorieux, même écrasés, écrabouillés, ratatinés, transformés en cendres.

Hélène Cixous, c’est la rage d’une petite fille refusant le crime, faisant de la littérature le lieu du deuil et des retrouvailles.

Il y a la famille venue d’Osnabrück et sa belle synagogue brûlée, les mots juifs et allemands, les fantômes errant toujours dans les KZ de la honte.

On interne, on est interné, on envoie des cartes postales de la mort.

Lire Hélène Cixous, c’est aussi forcément lire Jacques Derrida et Clarisse Lispector, puisque chaque livre leur est adressé depuis l’impossible.

On peut s’attacher à relever tel ou tel biographème, tel ou tel fragment familial, telle ou telle trace, faire résonner en soi telle ou telle situation ou gouffre, en entendant dans les mots Sachsenhausen et Buchenwald le destin de mon propre grand-père maternel, Raymond Lefebvre, cgtiste/communiste (presque) malgré lui.  

Le motif d’Enée revient souvent : il faut quitter Troie en feu, sauver ceux qu’on peut, trouver un lieu de refondation.

Nous sommes assiégés, la peste se propage, on entend des oracles qu’il faudrait avoir le courage de suivre.

Tu dors ? Tu rêves ? Où es-tu dans ton cauchemar ?

Chapitres courts, flashes d’indicible, bibliothèques.

Eve, la mère centenaire, est là, droite, fidèle, indéracinable comme la vie.

Certains disent Israélites, d’autres Juifs : qui est-on ?

Je lis : « Il me semble que le mot Israélite marque de façon plus accentuée une sorte de frontière, que ce soit de l’intérieur ou de l’extérieur. Il y a des époques où tous les mots, ou presque, sont atteints d’une fièvre infectieuse, ils brûlent comme des orties, à leur contact la langue rougeoie. Certains mots peuvent causer la mort. Ils sont tellement chargés. Ils peuvent transmettre l’infamie. »

On est juif, on déménage, un peu trop souvent.

« Il ne s’agit pas de fuir. Il s’agit de se sauver disait ma mère, en 1962 comme en 1942 » (sans point final)

On entend passer le chat, on écoute passer les avions remplis de bombes, il y a des bruits de terreur.  

Toute la littérature est un grand incendie, depuis celui de Troie à ceux – bientôt – de toutes les forêts de la planète.

Les massacres reprennent, immolations de tous les côtés.

« ô mes amis mes frères mes sœurs du pays ghetto, je vous admire, je pense à vous bande d’araignées plus fortes que les troupeaux écumants des monstres aux armures nazies, peuple menu privé des ressources de l’exode » (sans point final)

La langue prend feu : qu’est-ce qu’on emporte ?

« Consignes : préparer le Sac-de-Fuite. Le tenir prêt pour tous les temps. Aujourd’hui même. L’Incendie aura lieu demain. L’Incendie aura lieu cette nuit. Un discours intérieur désordonné, bousculé par les rafales de vent, produit, insidieux, un halo de sentiments mêlés de gêne ou de culpabilité à la pensée de ce que penserait Autrui, si Autrui savait ce charivari qui se déchaîne dans le for intérieur, discordant toutes les hypothèses, allumant déjà l’embrasement, comme l’introduction d’un cheval énigmatique sur la place de la Ville suscite un trouble vertigineux » (sans point final)

On s’alerte les uns les autres, on passe sous la fumée, on prend ses pénates, on met ses vieux parents sur le dos.

Le peuple un, le peuple du Livre, cherche encore une Terre.

« Ce que je ne peux pas écrire, c’est la cathédrale, la cathédrale juive. Elle est dédiée à l’inachèvement » (sans point final)

Hélène Cixous, Incendire, Gallimard, 2023, 162 pages

Hélène Cixous, Il faut bien aimer, Séminaire 2004-2007, Gallimard, 2023, 894 pages

https://www.gallimard.fr/Contributeurs/Helene-Cixous

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