Droit dans les yeux, et dans le tremblement, par Laure Samama, photographe-écrivain, et Hélène Gestern, écrivain

©Laure Samama

« Le désir aux grandes dents aux grandes mains / déboîte les os des petits enfants. / Un Frère nous sauverait certainement. / Ils se sont arrêtés avant. / Père avait promis pourtant / mais si Père tenait ses promesses / ce ne serait plus le Père. »

De Laure Samama, dont j’ai régulièrement présenté les travaux, je découvre d’abord les mots.

Quelques lignes par page, des souffles courts, des cailloux aigus et ronds.

Publié par les éditions Isabelle Sauvage (Plounéour-Ménez, Finistère), Les Cavités est un livre hanté.

©Laure Samama

Les femmes ont de ces creux qui peuvent les déchirer, des antres où le sang goutte, des territoires secrets où se pressent toutes les sœurs en douleur depuis l’aube de l’humanité.

Les Cavités est un conte noir, fantastique, et même d’épouvante.

Il y dit sans détour, mais avec une attention infinie portée au langage, l’inceste, l’amour vicié pour un père ayant demandé l’impossible.

Le texte dit à plusieurs reprises branle.

©Laure Samama

« Dans une cavité conjugale / une petite fille branle son père. / Il a promis de lui apprendre le plaisir / elle a surtout compris comment lui en donner. »

Mais Les Cavités, dont les silences si sont si lourds, ne s’enferme pas dans l’incompréhension, dont l’ambition est d’abord d’accomplir une traversée vers la lumière, la liberté, la réparation.

L’infini est perdu, il faut tomber encore, mais sans chuter, et le retrouver.

Il faut aller tout au fond des grottes regarder les personnages droit dans les yeux, l’un s’appelle l’Affreux (un conjoint dédaigneux), l’autre Père, qui ne peut endiguer l’hémorragie qui l’étouffe : « Père bat des quatre fers en l’air / comme une blatte sur le dos / et la bave coule de ses lèvres. / Le sauver Vite le sauver Petit Papa, / on t’aime, on t’aime, tu sais, / à l’aide, à l’aide ! / Il ne peut plus s’arrêter / de mourir. »

©Laure Samama

Il y a aussi la grotte Mère : « Il arrive que Mère sorte brièvement de sa grotte, elle rappelle qu’elle a fait tout comme il fallait, elle se félicite d’avoir si bien exercé son rôle, assène que ça aurait été pire sans elle, demande d’arrêter de se plaindre, de se taire et de passer à autre chose. »

Les vers sont libres, ou organisés en de brefs paragraphes, ce sont des petits éboulis de mots.

« Dans une cavité mitoyenne / Sœur attend son tour / sans savoir si le tour viendra / sans savoir qu’il n’y a pas de tour à venir / sans savoir ce que n’est pas elle qui a été choisie. »

La peur, la terreur, les minutes coupantes de l’attente.

Des ogres et des ogresses.

©Laure Samama

« Sa mission terminée / Mère retourne au trou. / Elle mange ses ongles elle mange ses doigts / elle mange les petites peaux autour de ses orteils / elle dort dans la poussière elle la mange aussi / ses cheveux et ses poils poussent / ses ongles s’allongent / comme des griffes. / Elle les peint / couleur sang. »

On entend des voix.

Est-ce le vent ? ou l’écho en soi d’un cri muet ?

Des garçons se pressent, puisqu’elle est belle.

Comment les accueillir ? comment les repousser ? que faire de l’excitation ?

Tous les hommes rêvent-ils de planter des banderilles ?

Sur le chemin, il y a parfois des guides, et des mains amies, souvent féminines.

©Laure Samama

Mais si Laure Samama connaît le mystère des mots, elle explore aussi le langage de la photographie.

Paraît conjointement chez Light Motiv éditions La maison sans toit, deuxième volume de la collection Singulières qui associe images et récit littéraire, confié cette fois – après Annie Ernaux pour le n°1 – à Hélène Gestern, dont on sait l’intérêt pour les photographies par ses romans souvent bâtis sur leur présence et le questionnement qu’elles induisent.

Que voit-on ?

Des murs chaulés de blanc et des racines brunes, des bâtiments en construction abandonnés.

Une bâtisse en ruine et une épave de voiture.

Des verres sales ou brisés.

©Laure Samama

Des magazines gondolés, des cassettes audio formant une petite installation désolante.

Il y a eu un drame ici, des gens ont fui, Christ est tombé dans la poussière.

Cette masure que photographie Laure Samama était-elle un ermitage ? ou un havre de paix pour une famille heureuse ?

Le retrait de la foi aurait-il conduit au désastre, ou le désastre au retrait de la foi ?

Rouille, pourriture, impression de cadavre en putréfaction.

Expulsion, exil, invivable.

Nous sommes au Mexique, mais ce pourrait être à Lesbos ou dans le Var.

©Laure Samama

Hélène Gestern s’interroge sur la responsabilité d’écrire sur des photographies, mais aussi de les prendre, et d’inventer à partir des traces des chemins de vie, des souffles, des incarnations.

Des hypothèses se lèvent, l’écrivaine enquête, imagine à partir des indices sur les murs et des objets délaissés des destins.

Le texte se donne à lire comme un work in progress.

Certains signes s’imposent, d’autres doivent être déchiffrés.

Une phrase apparaît : « Les photos de Laure posent une autre question : celle de l’équilibre du drame et de la beauté. »

A chacun donc d’inventer son propre funambulisme interprétatif dans cette proposition photo-texte intrigante.

Laure Samama, Les Cavités, collection présent (im)parfait, Editions Isabelle Sauvage, 2023, 138 pages

https://editionsisabellesauvage.fr/catalogue/les-cavites/

https://www.lauresamama.com/

Laure Samama et Hélène Gestern, La maison sans toit, direction éditoriale Eric Le Brun avec Laurène Becquart, graphisme Nolwen Lauzanne, éditions Light Motiv, 2023, 124 pages

https://www.lightmotiv.com/pre-commande-du-livre-maison-sans-toit-samama-gestern/

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