Mythologies de Lionel Sabatté, peintre, sculpteur, par Yannick Mercoyrol, critique

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©Lionel Sabatté

« Mais quels sont-ils les rêves de ces bestioles, de ces fœtus improbables, larves inconnues et lichens desquamés, lèpres hybrides et sombres ici, allumées là par un jaune et comme tatouées sur des vases antiques ou bien aux renflements d’une grotte paléolithique ? On rêverait qu’ils rêvent de la beauté de leurs propres oxydations, filles clandestines des combinatoires, tissages pirates de complexités, sur le ressaut d’un multiple ameuté. » (Yannick Mercoyrol)

J’ai découvert il y a quelques années l’œuvre de Lionel Sabatté lors de l’exposition au long cours (trois volets, trois ans) La Traversée des inquiétudes, imaginée, à partir de la pensée de Georges Bataille, par Léa Bismuth à Labanque de Béthune.

©Lionel Sabatté

Je présentais en juin dernier dans L’Intervalle les ouvrages Pollens clandestins – catalogue de l’exposition éponyme ayant lieu alors au Domaine national de Chambord – et Intensités, recueil d’articles sur des artistes contemporains remarquablement écrits par l’écrivain et commissaire d’exposition Yannick Mercoyrol. Lionel Sabatté y était une nouvelle fois mis à l’honneur.

J’écrivais ceci :

« Ce sont des élevages de poussières grandioses, et des ongles formant sculptures, et des peaux de pied, et des oxydations, et des peintures possédant leur propre organicité.

Tout un bestiaire fantastique.

Une chouette gigantesque comme une grotte ornée du paléolithique appelée Dame du lac – installation pérenne -, des totems à tête d’effraie athénienne, des meutes de loups aux yeux d’éternité montés sur structures métalliques.

Cette vaste cérémonie savamment barbare célébrant les forces du vivant se déroule actuellement au Domaine national de Chambord.

Invité par Yannick Mercoyrol à investir les espaces intérieurs et extérieurs du château d’apparat des rois de France, Lionel Sabatté a d’abord décidé d’en collecter la poussière, afin de la redéployer sur des toiles d’exposition ou des photographies de la forêt.

Plus de noble et de bas, de vil et de superbe, plus de dualisme baudelairien, mais une transvaluation des valeurs rétablissant la richesse du rien, du rebut, de l’exclu.

Les salamandres alchimiques entrent dans Chambord devenu le lieu de toutes les métamorphoses.

Formé à l’école de Vladimir Velickovic, parent en parades sauvages de Paul Rebeyrolle, héritier de Chardin et de Soutine, Lionel Sabatté élabore une poétique du recyclage en explorant les figures mythologiques de son propre chaosmos (Kenneth White).

Poétique de la matière, matériologie du poétique, du ciment et des visages, des fers à béton et des oiseaux, de la filasse et des figures païennes.

La pollinisation est générale, tout flue, circule, se transforme, pris dans la double vis sans fin d’un escalier génial conçu par Léonard de Vinci.

Le mouvement est la loi du vivant, il n’y a pas de stase, mais des transformations incessantes, des bifurcations monstrueuses, tout un bouillonnement d’être en expansion bizarre et rétractation torve.

Au commencement était la particule infinie ayant les dimensions de l’univers, éclatée par un son primordial, disons un hurlement de loup, ou le grognement d’un ours.

©Lionel Sabatté

Dans un article au titre faulknérien, Demande à la poussière, Yannick Mercoyrol développe un propos – selon la logique de l’entrée par verbes (Empoussiérer, Révéler, Polliniser, Illuminer) faisant songer à son recueil Intensités, 12 artistes d’aujourd’hui -, d’historien de l’art, de métaphysicien et de cosmographe, évoquant les « 40 000 tonnes de poussières d’étoiles qui tombent chaque année sur la Terre ».

« Nous sommes en effet, poursuit-il, selon les astrophysiciens, constitué de 97% d’atomes d’origine stellaire ; tous les atomes qui composent notre corps proviennent de restes d’étoiles. »

La donnée ne manque pas de sidérer, que prolonge dans son texte l’enseignant-chercheur Baptiste Brun : « Chez Lionel Sabatté comme chez Soutine, pas de système mais le même désir d’une appréhension cosmique partagée avec ses pairs. Saisir l’informe univers. L’artiste offre de l’éprouver avec cet élan qui – comment cela pourrait-il en être autrement – évoque la fascination enfantine face à l’immensité du monde, sa richesse, son caractère fondamentalement et justement merveilleux. »

En effet, cette dimension de merveilleux médiéval organise pour une grande part l’imaginaire du peintre et sculpteur dont l’œuvre relève de la stupeur, de la grandeur de l’infime, et du sacre du vivant par l’ensemble des moyens plastiques à sa disposition. »

Aujourd’hui, à l’occasion de la deuxième exposition personnelle de l’artiste à la galerie 8+4 (Paris) paraît la monographie Equarisseurs, Chemins de Lionel Sabatté.

Yannick Mercoyrol y prend le temps d’explorer la cohérence des séries qu’il admire, le terme de zoocénose étant employé pour évoquer le système d’interdépendance générale des formes du vivant travaillées par le talentueux « poussiérographe », que l’on songe par exemple à ses cinq loups patiemment sculptés avec la poussière récoltée au métro Châtelet-Les-Halles de 2006 à 2011.  

Quelle différence ici entre la poussière du métro et celle des étoiles ? Nous sommes faits de l’étoffe de l’univers, rognures d’ongles et astres chus.

« En récupérant la saleté au lieu de la dissoudre, en la rendant visible au lieu de la faire disparaître, Sabatté souligne le désordre et abolit ainsi dans son travail, en toute logique, les frontières séparant haut et bas, pur et impur, intérieur et extérieur. »

©Lionel Sabatté

On peut écrire avec la poussière, et même révéler par elle des photographies.

Il n’y a pas de reste, le sans-valeur est la joie du biffin, Gaëlle Obiégly l’a montré, après Charles Baudelaire et Walter Benjamin, dans son dernier ouvrage. 

En quelque sorte, tout chez Lionel Sabatté est minéral, végétal et animal, transformation, discipline dans l’indiscipline, forme dans l’informe.

 Chimères, corps neufs, monstruosités somptuaires, miracle du vivant, flux.

Le temps n’a pas de prise, nous sommes dans les territoires du mythe, ou, avance Yannick Mercoyrol, de l’eschatologie.

Nous vivons toujours dans la grotte de Rouffignac, au début et à la fin de l’humanité, dans un espace intérieur extériorisé, où tout semble possible.

Le langage du critique se déploie, et c’est alors un nominalisme intégral. On pense à Henri Michaux.

Puis apparaît Le Tissu, Saint-Suaire ou voile de Véronique pour quelque dieu invisible appelé Labyrinthe.

C’est un quasi carré composé de plusieurs autres carrés concentriques.

« La rigueur géométrique de l’œuvre ne résiste cependant pas longtemps à un examen plus précis : les lignes tremblent, les espaces sont hétérogènes, les couleurs indécises ; la surface elle-même semble bosselée, comme parcourue par une houle sous-jacente qui ondule la surface. En approchant encore un peu, on perçoit qu’elle est formée par l’agrégat de milliers d’éléments hérissés, vernis, rigides, dont l’apparence tiendrait du sucre glance du verré dépoli ou de la praline, pareille au sommet de ces choux pâtissiers dont la croûte dure et craquante nous met l’eau à la bouche. »

©Lionel Sabatté

Ce tissu est un tapis volant, territoire d’Orient, paradis de matières collées, hétérotopie foucaldienne, mandala.

« Sabatté, écrit avec superbe le critique, ficelle la puissance incarnée de la chair, il fusionne les états dans l’intuition de ce qui est sans cesse en devenir. L’état de l’être est toujours en transit, instable, dans un mouvement dont on devine qu’il est simplement arrêté, un instant, dans l’image. »

Une image qui déborde, accède à sa pleine autonomie, dévorant toutes les mièvreries, sentimentalités et pensées mortes ayant pris socialement le pouvoir.  

Yannick Mercoyrol, Equarrisseurs, Chemins de Lionel Sabatté, directeur Bernard Chauveau, éditrice, responsable des publications Pascaline Boucharinc, designer graphique EricandMarie, Bernard Chauveau Edition, 2024, 120 pages

https://www.bernardchauveau.com/fr/accueil/891-equarrisseur-chemins-de-lionel-sabatte-yannick-mercoyrol.html

Exposition Lionel Sabatté, Zoocénose, galerie 8+4 (Paris), du 27 avril au 27 juin 2024

https://www.bernardchauveau.com/fr/artistes/881-lionel-sabatte-zoocenose.html

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