
©Amaury da Cunha
« Lorsque je lis les récits de Mansfield, aussi brefs que fût sa vie, je suis émerveillé par leur langueur atmosphérique et la fragilité de leurs motifs. La fragmentation du monde qui les fait vibrer est aussi celle de son esprit. Ces histoires semblent écrites sous la menace à peine voilée d’une faille qui pourrait tout détruire. Mais l’écrivaine n’est jamais écrasée par la lourdeur du chaos grâce à cette réserve de joie et de délicatesse qu’elle a su préserver. » (Amaury da Cunha)
Lorsque l’on s’égare, lorsque tout se retire, lorsque le silence devient blessure, il y a nécessité de communication, d’abord de retour au royaume intérieur, soit au dialogue des langues entremêlées de la photographie et de la littérature quand on s’appelle Amaury da Cunha.

©Amaury da Cunha
Avec Pays perdu, fruit d’un séjour ayant eu lieu entre janvier et juin 2020 en Nouvelle-Zélande, cet artiste sensible à la présence des fantômes – lire par exemple le récit Histoire souterraine, Le Rouergue, 2018 – témoigne de ses visions dans une ville momentanément à l’arrêt, Wellington, alors que la pandémie provoque à l’échelle mondiale une angoisse nouvelle.
En cette période d’intense stupéfaction, et de frontières étanches revenues, le pays perdu est peut-être moins la terre natale désormais interdite que le sentiment d’une assise intérieure fragilisée.
Un trou se fait dans le visage, on est une gueule cassée, on devient un bout d’arbre, une écorce, une monstruosité percée d’un œil bleu doux et inquiet (image de la couverture).

©Amaury da Cunha
On est un fragment de conte populaire, le plan d’un film de Bertrand Bonello à qui l’esthétique d’Amaury da Cunha fait quelquefois songer, ou le prolongement d’une phrase de Katherine Mansfield, que cite l’auteur en préambule : « […] faire surgir aux yeux du Vieux Monde notre pays inexploré. Il faut qu’il soit mystérieux et comme suspendu sur les eaux. Il faut qu’il vous coupe le souffle. Pas de romans, d’histoires compliquées, rien qui ne soit simple et ouvert. »
Publié en grand format très élégant, Pays perdu est parsemé de pages et marges blanches offrant aux photographies la possibilité d’une ample respiration.
Ici, effectivement, le mystère règne.

©Amaury da Cunha
L’humain est presque un animal, l’animal est presque un humain, on se regarde sans se comprendre, mais l’on se reconnaît probablement intimement.
Les fougères semblent vouloir parler, d’ailleurs elles parlent.
Qui est cette femme à la peau très pâle, allongée sur un tapis, dont les lèvres sont peintes en rouge ?
Pourquoi ce rocher de bord de mer semblent-ils briller d’un éclat spécial ?
Et cette femme tenant un verre de vin vide, le visage tourné vers le hors-champ, faisant penser à un personnage d’Edward Hopper ou échappé d’une mise en scène de Gregory Crewdson ?

©Amaury da Cunha
Une lumière dans la nuit dans quelque cottage propret.
Un enfant marchant sur l’eau éclairé au flash.
Des papillons rangés en ordre de bataille comme des avions de l’US Navy.
Une forêt dense.
Attentif aux signes d’étrangeté dans les situations les plus quotidiennes, Amaury da Cunha soulève le fin voile séparant la réalité de la fiction, ou du monde des rêves.
Il y a une ambiance de sacrifice, un statue se craquelle, un morceau de bois saigne comme une pièce de viande, un homme dort près de la carcasse d’une voiture rouillée.
On entre dans Pays perdu avec la sensation de ne pas en revenir vraiment.

©Amaury da Cunha
Nous sommes sur une île, une femme disparaît, des silhouettes s’imposent, on cherche en vain les traces d’un meurtre possible.
Des enfants courent, une belle relève sa jupe, des spectateurs attendent l’ouverture des rideaux rouges du theâtre où leur propre énigme se rejouera peut-être.
« Mon grand regret, écrit sous forme poétique l’auteur, ce fut d’avoir manqué / les manchots aux yeux jaunes qui sortaient / du bois quand le soleil se couchait pour / rejoindre la mer »

©Amaury da Cunha
Pays perdu n’est certes pas peuplé de manchots, mais de fantastiques plumes bleues tombées sur un parquet ancien.
A chacun d’imaginer de quels anges elles proviennent.

Amaury da Cunha, Pays perdu, directeur éditorial Patrick Le Bescont, conception graphique Catherine Barluet, Filigranes Editions, 2024
https://www.filigranes.com/panier/
https://amaurydacunha.com/fr/accueil
Ouvrage publié avec le soutien de la Fondation Jan Michalski