Liberté de la littérature, par Georges Bataille, et Michel Surya, écrivains

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Le Martyre de Saint Laurent, 1613 · Gian Lorenzo Bernini
Galleria degli Uffizi, Florence, Italy

Non serviam, formule du diable, est pour Georges Bataille la définition même de la littérature : refuser toute forme d’assujettissement, aller vers la déliaison pour rejoindre, par le sacrifice – de soi, de la langue, d’une victime expiatoire – sa propre souveraineté.

Non serviam est aussi le titre que donne Michel Surya aux textes, datant pour la grande majorité de l’après-guerre, consacrés par l’auteur du Bleu du ciel à la littérature, et aux œuvres de bon nombre de ses contemporains.

Ils ont paru dans la revue Critique, que Bataille a créée à la Libération et qu’il a dirigée jusqu’à sa mort en 1962.

Se détournant de la directive sartrienne de l’engagement de l’écrivain – qui l’est de toute façon toujours -, Georges Bataille refuse d’asservir le langage à telle ou telle cause du moment – humaniste, diraient-ils sans avoir lu Heidegger.

Il faudrait être utile, faire allégeance à la société tout en lui apportant un alibi de mise à distance : pas pour lui, qui voulait l’excès, la dépense, l’improductivité.

Ne rien céder, ne pas se plier devant la morale des bien-pensants – Henry Miller, ce héros -, être un monstre.

Dans son texte sur La Peste, d’Albert Camus, Michel Surya relève cette phrase : « Le malheur pénètre intimement tous les hommes en l’espèce de la morale. La morale a les mêmes ressorts que l’Etat et la police, c’est l’Etat et la police intimes agissant atrocement en chacun de nous. »

On ne s’étonnera guère, à la mesure de ces mots, que Bataille fasse alors l’éloge de l’anarchiste, du réfractaire, du poète Jacques Prévert, déserteur de toutes les guerres, « homme extérieur au jeu littéraire » : « De sa conversation, je dois dire aussi qu’elle est la plus directe et, sans vaine confidence, la plus brûlante que j’aie connue. De toutes les façons, à propos des films, de la politique, des animaux ou des hommes, je l’ai toujours entendu parler d’une même chose : de ce qui en nous, plus fort que nous, exclut la convenance et la grimace, de ce qui, emporté, puéril, railleur, nous situe bizarrement aux limites de ce qui est et de ce qui n’est pas, et plus précisément d’un goût de vivre violent, total et indifférent, qui ne calcule pas, ne s’effraie pas, et toujours est à la merci de la passion (il parlait sans fatras intellectuel, envoûtant qui l’entendait, d’habitude entouré de camarades très simples, souvent prolétaires). »

Ne pas calculer.

Ne pas supporter les littérateurs.

Vivre l’instant pleinement, en insoumis, la révolution n’ayant pour seul but que d’être intérieure.

« Rien n’est plus essentiellement périssable, poursuit Bataille, que le sacré ou le poétique, qui ont en même temps la plénitude et l’insaisissable brièveté de l’instant. »

La poésie doit être ruine de la poésie, n’est-ce pas ?

« En vérité la société actuelle est vulgaire, faite de fuites de l’homme devant lui-même, et elle se dissimule sous un décor. »

En 1957, Bataille publie l’essai La littérature et le mal, pendant aux textes critiques du volume composé par Michel Surya, qui écrit : « C’est que le mal, ainsi que Bataille le pense, et Camus pas, n’est pas tant le fait de la passion que celui de la puissance. Qu’il n’y a même que la puissance à devoir répondre du mal, qu’il  n’y a qu’elle à répandre partout, toujours. Ce texte de Bataille [toujours sur Camus et la morale du malheur] est déclaratif tout du long, qui proclame à la fin ceci qui inverse une fois pour toutes les rapports : « Si nous n’avons d’autre intérêt que celui, négatif, d’échapper au malheur, rien ne restera en nous qui ne soit subordonné. » »

Plus sadien encore que nietzschéen, Bataille écrit : « Au-delà de la répétition, la possibilité de la littérature érotique est celle de l’impossibilité de l’érotisme. Le sens même de la littérature est donné dans cette ascension d’un sommet, où ce qui manque toujours est l’espoir de souffler. Sade dénigrait l’accord qui accueille et bannit dans le même temps la vie charnelle : sa plaidoirie exigea pour l’érotisme tous les droits, mais il n’est pas de réquisitoire qui l’accable davantage. Il plaça la liberté de l’érotisme sur le pilori de ses fureurs : personne ne montra avec plus de soin qu’il ne fît l’infamie de l’érotisme. Sa rage redoublant dans la mesure de la cruauté des crimes qu’il imagine, c’est lui qui le premier, et le plus parfaitement, fit de la littérature érotique une expression de l’être à lui-même intolérable qu’est l’homme, de son « extravagance infinie » et de son « paradoxe souverain ». »

On trouvera dans Non Serviam des textes remarquables sur Beckett, des propos adressés à son ami René Char (question une nouvelle fois de l’engagement), sur Céline, sur la morale de Miller, sur le surréalisme (en finir avec les buts, chercher l’extase, l’illumination), sur Marcel Proust (« et la mère profanée »), sur Jean Paulhan et sur Hemingway (« à la lumière de Hegel ») – liste non exhaustive.

On méditera maintenant, peut-être, ceci – les enfants, les poètes et les fous comprendront : « L’esprit de la littérature est toujours, que l’écrivain le veuille ou non, du côté du gaspillage, de l’absence de but défini, de la passion qui ronge sans autre fin qu’elle-même, sans autre fin que de ronger. »

Non Serviam, chers étudiants en littérature, amateurs de livres et écrivains dénaturés, est, vous voici informés, indispensable à votre bagage sensible et intellectuel.

Georges Bataille, Non Serviam, textes réunis er présentés par Michel Surya, éditions Lignes, 2025, 308 pages  

https://www.editions-lignes.com/_Editions-lignes_.html

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