
Hidden Mother
« La mère qui ne ressent aucune culpabilité vis-à-vis de ses enfants est celle qui pendant l’accouchement a été visitée par un ange qui a ouvert sa poitrine, en a extirpé le point noir qui est la source du mal, l’a libérée de son identité antérieure et l’a guérie du nihilisme et de l’ambition, à l’instar des anges qui ont ouvert la poitrine des prophètes pour les préparer à leur mission divine. »
Poétesse égyptienne vivant à Edmondo, au Canada, Iman Mersal, par ailleurs professeure associée de littérature arabe à l’université d’Alberta, a composé un livre ayant eu un très grand retentissement dans le monde arabophone, Comment réparer : la maternité et ses fantômes, publié aujourd’hui en français par les éditions marseillaises Zoème.
Il s’agit par ce livre composite – comprenant un essai, un récit, des poèmes, des fragments de journal, des photographies – de questionner la violence des représentations concernant la maternité, le sentiment de culpabilité et le deuil.
Qu’est-ce qu’être une bonne mère, ou une mère suffisamment bonne (Winnicott) ?
Articulant son ouvrage autour des relations avec sa grand-mère, sa mère – qui décède à vingt-sept ans, quand elle en a huit, des suites de l’accouchement d’un enfant mort-né – et ses deux fils, Iman Mersal s’interroge sur la grossesse, l’éducation des enfants, la possibilité de continuer à écrire lorsque l’on est maman, se souvenant de divers moments de sa vie.
La maternité n’est-elle que don, fusion, amour inconditionnel ?
Bien sûr, oui, non, n’importe quoi.
L’expérience maternelle peut être synonyme d’effondrement psychique, d’épuisement, de terreur quand le fœtus, pour survivre, donne quelquefois la sensation à la mère de privilégier ses intérêts contre elle.
Peur de l’accouchement, peur du sevrage, peur de la séparation, peur des maladies, peur de ne pas réussir à assumer, peur de ne pas comprendre son enfant, peur d’une mort précoce.
Peurs.
« L’idéal de la maternité tel que l’a construit le récit dominant, avance l’essayiste, aggrave le sentiment de culpabilité de celles qui doutent de l’existence de cet idéal dans leur expérience personnelle. Il accueille l’expression de toute expérience différente par une condamnation morale et sociale, ce qui expliquerait la rareté de ces récits dissidents. »
L’enjeu de ce livre est donc d’ouvrir et autoriser la parole, de permettre la complexité, et de ne surtout pas jeter l’anathème.
Comment trouver la sérénité quand la prise en charge médicale tente de contrôler tous les aspects de la grossesse ? N’engendre-t-elle pas parfois « un stress considérable » ?
Récit : « « Mon fils avait une malformation sur la lèvre inférieure qui l’empêchait de prendre le sein et de téter. Le lait s’est engorgé dans mes seins. Les médecins ont tout essayé, mais je n’y arrivais pas. J’ai appelé ma grand-mère à Ispahan et je lui ai exposé la situation. Elle m’a dit : ‘Prends un peigne aux dents très serrées, fais-le tremper dans de l’eau chaude et quand il a séché, passe-le plusieurs fois sur tes seins toutes les deux heures.’ Elle m’a dit aussi : ‘Prends le bébé sous ton aisselle en lui soutenant la tête de ta main et en plaçant ses jambes dans ton dos, comme si tu dansais avec lui, et il te prendra le sein.’ Dès le lendemain, j’ai réussi à l’allaiter. »
Il ne convient pas d’opposer médecine moderne et conseils traditionnels, mais de construire une dialectique fine, au service de la vie et de son inventivité.
On pense à l’éducation qu’on a reçue, à celle qu’on va donner, sous le regard social quelquefois peu amène.
« Eve est peut-être la seule femme à avoir expérimenté la maternité sans aucune mémoire individuelle ou collective de son identité de fille, sans aucune référence qui l’éclaire. »
Comment s’est passée la première naissance humaine sur terre ?
« Après l’accouchement, vous commencez un voyage avec un être qui est censé être une partie de vous, mais qui vous semble parfois étranger. A chaque pas de ce voyage, vous êtes confrontée à une nouvelle question, comme si vous deviez inventer votre maternité de zéro, comme si cela n’était arrivé à personne avant vous, comme si c’était une mise à l’épreuve infinie de votre propre existence, de votre rapport à votre corps d’abord et à tout ce que vous pensez être vous-même ensuite. »
Reprenant l’idée de Susan Sontag de la photographie comme art élégiaque – garder près de soi le visage de nos proches -, Iman Mersal questionne le rôle de l’image, produisant des fantômes – faisant écran à la motilité de la mémoire – , dans la préservation du souvenir des êtres aimés, généralement magnifiés.
« Tous, nous évacuons les défaites, les échecs et les scandales de nos albums de famille. Un album de photos est toujours une composition, un récit personnel où l’on fait des choix, où l’on procède par élimination. »
Il est frappant de constater, dans le corpus photographique, le nombre de portraits de femmes entièrement cachées derrière leur voile, tenant sur leurs genoux un enfant particulièrement visible.
Faut-il ainsi comprendre qu’une mère doit faire le sacrifice de sa présence pour son enfant ? Est-ce cela l’image d’une mère parfaite ?
Il est certain, notamment grâce au regard d’Annie Leibovitz se photographiant enceinte de trois-quarts sans masquer ses rides (elle a cinquante-et-un ans), mais aussi grâce au portrait de la star Demi Moore nue et le giron épanoui, que la réalité, et la beauté, du corps enceint est désormais pour beaucoup une évidence.
Dans des passages de son journal, où règnent pudiquement silences et ellipses concernant la difficulté d’être mère, la chercheuse décrit la vie bouleversée de l’un de ses deux garçons, Youssef, souffrant de troubles bipolaires aigus.
Jeudi 22 mai 2008 : « C’est le troisième livre que je lis sur la dépression infantile. J’essaie d’imaginer les tourments qu’il vit, comme si je ne les avais jamais vécus moi-même. Mon estomac se noue à chaque fois que l’auteur évoque le rôle de l’hérédité. »
Comment ne pas culpabiliser ?
Comment réparer : la maternité et ses fantômes ne juge pas, mais expose, et émancipe en proposant la libération de la parole des femmes à travers celle, très franche, de son autrice.

Iman Mersal, Comment réparer : la maternité et ses fantômes, traduit de l’arabe (Egypte) par Richard Jacquemond, maquette et couverture Marine Le Thellec, éditions Zoème, 2025, 128 pages
https://zoeme.net/comment-reparer-la-maternite-et-ses-fantomes/
