Les angles morts de la mémoire européenne, par Elie Monferier, photographe

©Elie Monferier

« A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis. » (Feuillets d’Hypnos, René Char)

Il y a du René Char chez Elie Monferier, quelque chose du capitaine Alexandre entré au maquis afin de défendre ses valeurs, et d’observer les hommes dans toute leur amplitude, sans les disjoindre du mouvement de la nature.

Une audace, un refus de l’ennui, un feu.

Une fièvre.

Vivant et travaillant essentiellement en Occitanie, Elie Monferier est l’un des photographes contemporains français les plus passionnants, parce que son art n’est surtout pas une fin en soi, que ses recherches sont constantes, et qu’il y a une volonté de plonger toujours plus loin dans les mystères de la matière comme du mal, en être moral, responsable et aventureux. 

Se présentant sous emboitage cartonné, l’un de ses derniers projets édités – il s’agit d’une très belle et riche de contenu autopublication prenant la forme de six cahiers indépendants -, Champ de bataille est une réflexion en images et textes menée à l’occasion des 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale sur la fragilité des récits collectifs construisant une identité européenne, troués de mensonges, de turpitudes tues, d’illusions générales.

Le travail est de l’ordre du dessillement, de l’éveil de la pensée critique, mais relève aussi de la démarche expérimentale, chaque chapitre de son enquête sur le façonnement de la mémoire, publié d’abord le 25 de chaque mois pendant le premier semestre 2025, se déployant sur un même patron : un chapitre de 32 pages chaque fois, même format A5, accompagné d’un objet tiré à part : un tirage photographique sur papier texturé Ingres Pastel ; une carte postale ; un tirage photographique sur papier noir mat ; un plan de la ville de Salonique ; un négatif original ; une page du Compte rendu des audiences du Procès du Maréchal Pétain publié en 1945.     

©Elie Monferier

Dies Irae (opus 1) évoque en des images très pixellisées le sort réservé aux femmes humiliées publiquement, dites tondues, pour avoir collaboré avec l’Occupant nazi. On pense à Georges Didi-Huberman (Images malgré tout) et à Christine Delory-Momberger sur la matière spectrale de l’histoire, entre évanouissement du référent et persistance des signes. Très peu de commentaire en ces pages, mais une sidération, un effroi, devant les treize photographies de crânes rasés trouvées sur Internet : à qui appartiennent-ils vraiment ? Aux victimes ou aux bourreaux ?       

« Ici, écrit Elie Monferier, la frontière entre justice et vengeance est brutalement désarticulée. Une violence expiatoire s’exerce sur des corps vulnérables. J’y vois là un rite séculaire, un sacrifice humain, une manière de nourrir l’euphorie grégaire de ceux qui y assistent. »

©Elie Monferier

Lebensborn (opus 2) est consacré à la logique concernant la pureté de la race, et au fantasme hitlérien de domination aryenne. Créés par le SS Himmler, ces centres de naissance – Elie Monferier se rend au Domaine de Wégimont, en Belgique, Lebensborn de 1940 à 1944 – sont l’une des monstruosités nazies relevant de l’eugénisme, pratique pouvant faire écho, précise l’artiste, aux délires pronatalistes d’un certain nombre de dirigeants de la Sillicon Valley. Des enfants sont nés, portent cette histoire, des femmes aux cheveux blonds ont produit les fruits d’une idéologie mortifère, Elie Monferier mêlant archives, photographies de chevelures, et images froides de paysages dans un ensemble glaçant.

©Elie Monferier

Autre esthétique encore avec Blast (opus 3), relevant de l’urgence telle que pensée et exposée dans la revue japonaise Provoke. Du flou, de la vitesse, des lumières crues, des angles aigus, une sensation de flux énergétique constant. Blast, qui désigne le souffle provoqué par les bombes, rappelle la destruction du Havre, ville martyre. Devant les ruines, que comprendre ? Il ne reste que la stupeur terrifiée, le glas intérieur, la perte de repères.

©Elie Monferier

Dialoguant avec les recherches de Martin Barzilai (voir Cimetière fantôme, Créaphis Editions, 2024) sur l’effacement de la présence juive à Thessalonique, l’opus 4 Aristote – du nom de l’université implantée sur le site même du cimetière invisibilisé – n’est composé que de photographies des sols marbrés de ce lieu de savoir. Mais que sait-on ? Que disent les veines, les veinules, les lignes, les brisures ? La nécropole assassinée peut-elle encore parler ?

©Elie Monferier

10 juin 1944, 16h32 se souvient de l’atroce journée où les habitants du village d’Oradour-sur-Glane furent tués par une soldatesque ayant déjà perdu la guerre, transformant sa défaite en actes de cruauté supplémentaires. Pas de texte en ce cinquième opus, mais des vestiges, des corps suppliciés, et des images d’Allemands, ivres de sang et d’alcool, damnés.  

©Elie Monferier

Enfin, Monument est une succession de photographies de blockhaus – comment ne pas penser au magistral Bunker Archéologie, de Paul Virilio ? – construites sur les côtes françaises avec l’aide de l’appareil industriel français, ce dernier cahier rappelant la réalité de la collaboration économique de la part d’entreprises nationales.

La puissance allemande vacille, les masses de béton s’effondrent sur les plages, la guerre pourrait être un mauvais souvenir, mais elle est là, à peu près partout aujourd’hui, entraînant une nouvelle fois les peuples vers l’abîme.

Fallait-il signer l’armistice et sous quelles conditions ? On lira avec profit l’une des pages d’un journal d’époque concernant l’audience du jeudi 26 juillet 1945 où le Maréchal Pétain fut jugé pour haute trahison.

« Les gens sont vivants, est-il déclaré. Il y a des témoins. On peut les interroger pour le savoir. »

Oui, mais qui témoigne pour le témoin ?

Depuis « les égouts de la mémoire européenne », Elie Monferier a construit un ouvrage de pensée impressionnant par son ambition, la multiplicité de ses esthétiques et de ses pistes de réflexion, tentant d’approcher au plus près les coupures du non-dit et la façon dont une identité collective se bâtit, entre récits, images, et trous de mémoire.  

Elie Monferier, Champ de bataille, autopublication, 2025 – 200 exemplaires numérotés et signés

https://www.eliemonferier.com/

https://www.eliemonferier.com/product-page/champ-de-bataille

Laisser un commentaire