Eloge des singularités, anomalies de l’espace-temps, par la revue Mettray

Portrait (prémonitoire) de Guillaume Apollinaire, 1914, Giorgio de Chirico

« Proust m’a demandé en rougissant ce que j’avais fait dans ma jeunesse j’ai répondu en le regardant dans les yeux ramasseur de balles de sa phrase » (Dominique Fourcade)

Mettray ? une revue nervalienne, orphique, mystérieuse, tenace, inventive, indépendante.

Résumer son dernier numéro, Illuminations ? Aucune Intelligence Artificielle n’y parviendrait, mais peut-être le lecteur oblique, spectateur émancipé, à peu près sorti de la grotte platonicienne pour s’enchanter de son pouvoir.

Consacré à la poésie, qui est selon Dominique Fourcade passage du non-être à l’être, quelle que soit la discipline, Illuminations évoque tout à la fois une transe soufie, un film de Pascale Breton, et une barque rimbaldienne.

La notion de trou noir, la musique des sphères et la position du corps dans l’espace – en expansion – structurent ce numéro aussi beau qu’étrange, où se mêlent, parmi les médiums traditionnels, photographies de sculptures/installations/chorégraphies (Cindy Van Acker, Daniel Dobbels, Rocio Molina, James Lee Byars) diagrammes mathématiques (Hugo Duminil), schémas physiques, graphismes étonnants pour le profane (Alexandre Grothendieck), lyrisme des signes proliférant sur les pages (Jean-Michel Alberola, Hala Wardé entre ancrage végétal, vortex et déterritorialisation).

C’est le peintre Vivien Isnard tournant pendant plusieurs heures à la mine de plomb autour d’un centre vide.

Ce sont les Spectres (tirages jet d’encre) de Jean-Louis Garnell.

C’est une maison prenant feu dans un dessin de Stéphen Velut.

Ce sont trois photographies de haute solitude de Bernard Plossu.

Ce sont les figures grimaçantes en porcelaine émaillée, façon Carpeaux carnavalesque passée par les faïenceries de Desvres, de Saverio Lucariello.

Ce sont les matériaux superbes qu’utilise pour ses sculptures Patrick Neu : ailes d’abeilles, vernis, boyau, cristal, cheveux, noir de fumée.

En entamant son numéro par un entretien avec l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet, Didier Morin donne le ton, par son intérêt pour les astres invisibles, les anomalies de l’espace-temps, les trous noirs (il dessine en 1978 d’instinct et de grande science un trou noir, qui fera autorité), les théories de la gravitation quantique, les trous de ver, la question des symétries dans l’univers, le Big Bang, la poésie et la peinture de Vincent Van Gogh.

« Il est certain, déclare-t-il à son interlocuteur, qu’une meilleure intégration des connaissances scientifiques dans le champ de la culture et de la pensée favoriserait de nouvelles manières de penser le monde, parfois de façon positive en se débarrassant par exemple de l’anthropocentrisme, ou de la peur instinctive de tout ce qui paraît étranger. »

Son collègue Michel Cassé prolonge : « Nous allons dans la Lune mais Eschyle est notre contemporain. Nous avons domestiqué électrons et photons, comme sangliers et mustangs, croisé les disciplines physiques et biologiques comme âne et chevaux, produit des nano-mulets à notre guise, mais nous disons toujours que le Soleil se lève, confondant le droit et le couché, le vertical et l’horizontal. Nous disons qu’un objet est bleu alors que c’est la couleur qu’il vomit… Nous pensons encore que le Mars planétaire est guerrier parce qu’il est couleur sang. Mars est une jeune fille. Il faut redresser le langage. »

Adieu au langage ? 

Hommage est rendu à Jean-Luc Godard, figure pessoesque, chercheur inlassable, penseur de l’image, écrivant dans son film Je vous salue Sarajevo (1993) [la capitale martyrisée a remplacé la sainte Marie] : « En un sens, voyez-vous, la peur est tout de même la fille de Dieu. Rachetée la nuit du vendredi saint, elle n’est pas belle à voir, non, tantôt raillée, tantôt maudite, renoncée par tous. Et cependant ne vous y trompez pas, elle est au chevet de chaque agonie. Elle intercède pour l’homme. Car il y a la règle et il y a l’exception. Il y a la culture qui est de la règle. Il y a l’exception qui est de l’art. Tous disent la règle : cigarette, ordinateur, t-shirt, télévision, tourisme, guerre. Personne ne dit l’exception. Cela ne se dit pas, cela s’écrit : Flaubert, Dostoïevski : cela se compose : Gershwin, Mozart ; cela se peint : Cézanne, Vermeer ; cela s’enregistre : Antonioni, Vigo. Ou cela se vit et c’est alors l’art de vivre : Srebrenica, Mostar, Sarajevo. Il est de la règle que vouloir la mort de l’exception. Il sera donc la règle de l’Europe de la culture d’organiser la mort de l’art de vivre qui fleurit encore à nos pieds. Quand il faudra fermer le livre, ce sera sans regretter rien : j’ai vu tant de gens si mal vivre, et tant de gens mourir si bien. »

Alain Bergala analyse une séquence de Pierrot le fou, ce Robinson (lire aussi à ce propos le texte de Jean-Pierre Bertrand) ; Jean Narboni se souvient de l’autoportrait en noyé d’Hippolyte Bayard (évincé auprès du député Arago par Daguerre), tel Godard sombrant et se fictionnant dans l’ultime ( ?) Film annonce du film « Drôles de guerre » ; Dominique Païni rappelle l’admiration du poète Godard pour Cocteau ; Nicole Brenez, grande amie, est ainsi décrite dans une lettre (leur correspondance est appelée) datée du 3 juin 2022 (envoyée à 13h55) : « ma si temps belle anar schi / te et libre ouk reine quand / donc as-tu perdu tes / grands sabots d’ondaine. »

Une revue, un plan, une page, une lettre.

Montage, disposition, cadrage.

Dominique Fourcade encore : « une chose, au fond une seule, essentielle, nous préoccupe, la question de la page, nous en parlons sans cesse, sous l’influence de Pollock nous avons mis la page au sol, en sorte de pouvoir la travailler des quatre côtés. être dedans. Jackson Pollocl a été, de toute évidence, pour lui comme pour moi, d’un apport considérable, que l’on peut dire coltranement saxophonique. »

Pages denses du styliste Infernus Iohannes façon Dennis Cooper (littérature) ou Oiseaux-Tempête (musique) : un point par colonne de feu, ou paragraphe vertical, comme un kakemono, comme un cri au moment de l’égorgement.

Page en versets libres d’Hélène Gaudy célébrant Orphée, c’est-à-dire Apollinaire vu par Giorgio de Chirico.

Pages d’Agnès Clerc (écrire face à la meute de loups en nous-même), de Philippe Gandrieux (texte-fleuve, pasolinien, de danse macabre), de Marc Graciano (un prêche illuminé), de Gabriel Gauthier (à propos de l’inspiration et des neuf filles de Zeus et Mnémosyne, qui a inventé les mots et la langue), de Mcihèle Métail façon nominalisme automobile intégral, de Laurent Mauvignier (douleurs d’une rupture conjugale puis amoureuse, et cancer à affronter).

Didier Morin a composé une nouvelle fois un numéro sidérant de liberté.

Ce pourrait être un acte clandestin, mais c’est un feu pour tous.

Avis aux libraires pour diffuser cette revue rare.   

Revue Mettray, Illuminations, fondateur et responsable de la publication Didier Morin, assistante d’édition Donia Lakhdar, mise en forme Typhaine Garnier, septembre 2025

Textes, oeuvres et propos de Jean-Michel Alberola, Alain Bergala, Jean-Pierre Bertrand, Nicole Brenez, Michel Cassé, Agnès Clerc, Daniel Dobbels, Hugo Duminil, Dominique Fourcade, Jean-Louis Garnell, Hélène Gaudy, Gabriel Gauthier, Jean-Luc Godard, Marc Graciano, Philippe Gandrieux, Alexandre Grothendieck, Infernus Iohannes, Vivien Isnard, Jean-Pierre Luminet, Saverio Lucariello, Laurent Mauvignier, Michèle Métail, Rocio Molina, Jean Narboni, Patrick Neu, Dominique Païni, Bernard Plossu, Cindy Van Acker, Stéphane Velut, Hala Wardé

https://mettray.com/

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