Une politique de l’esprit et du corps, Klaus Mann, par Gilles Collard, écrivain

« Longtemps, je n’ai pu lire un livre de Klaus Mann sans tomber malade, sans en comprendre la raison. Aujourd’hui je crois que c’est parce qu’il nous laisse une dette et une responsabilité, car il n’est pas certain que nous soyons quittes du XXe siècle. » (Gilles Collard)

Je transporte avec moi depuis plusieurs semaines le livre de Gilles Collard, Klaus, Une vie antifasciste. Je l’ouvre dans le train, au café, partout. Je le reprends, le relis, il est essentiel, il fait penser.

C’est une passionnante et dense biographie intellectuelle de l’écrivain et éveilleur de conscience Klaus Mann (1906-1949), fils de Thomas Mann et neveu de Heinrich Mann.

Ecrit sur plusieurs années dans l’urgence de la montée des périls – l’extrême-droitisation des esprits, le retour de la haine en Europe et le désir de mort -, Klaus retrace le parcours d’un homme, combattif et complexe, écrivain prolifique et grand viveur, ayant fait de la forme de son existence un acte politique.

Ne pas céder sur la complexité, ne pas céder sur les nuances, ne pas céder sur les addictions, notamment la drogue, et le fonds d’inconnaissable nous constituant – le Saint Genet de Sartre et Vie et mort de Jean Cavaillès, de Georges Canguilhem ont inspiré le biographe attentif à la fois aux ensembles (l’époque, les relations intellectuelles, l’histoire) et aux idiosyncrasies.

Se battre comme Klaus pour le rappel constant de la dignité humaine, pour les valeurs universelles, pour la sexualité libre – bisexualité, couple ardent avec sa sœur Erika, éloge des passions érotiques.  

Il y a une jeunesse Klaus Mann, une révolte ne baissant pas la garde, une générosité rassembleuse malgré les difficultés qui ne cesse de toucher.

Gilles Collard n’a pas construit une hagiographie, mais offre pour aujourd’hui, en faisant le portrait d’un homme ayant connu l’exil et l’errance (France, Amsterdam, New York) pour avoir défendu ses idées fondamentales, un modèle de courage et de réflexion.

Au cœur de la vie intellectuelle du premier XXème siècle, Klaus Mann dialogue avec nombre de ses contemporains capitaux, Stefan Zweig, Walter Benjamin – qu’il n’aime guère -, André Gide bien sûr, et Hannah Arendt.

Il y a chez cet individualiste révolutionnaire, ayant cherché à créer dans sa revue littéraire d’exil Die Sammlung (1933-1935) les conditions d’une contre-Allemagne noble et de haute sensibilié (lire aussi Escape to life, coécrit avec Erika, livre paru aux Etats-Unis en 1939), du donquichottisme grave, obstiné, et souvent désespéré.

Son roman Méphisto narre l’histoire d’un acteur ayant vendu son âme au diable en liant sa carrière à la montée des Nazis, Klaus Mann ayant quant à lui toujours refusé la moindre compromission, jusqu’à invectiver ou critiquer vertement ses pairs (l’ambivalent Gottfried Benn, Stefan Zweig, Bertolt Brecht).

Préférer la vérité au succès, voilà l’éthique.

Ernst Bloch, rencontré durant son exil américain, est un modèle, opérant la conjonction entre messianisme juif sécularisé et aspirations révolutionnaires ne faisant pas table rase du passé, mais l’assumant.

Précurseur du philosophe allemand de l’après-guerre Reiner Schürmann, dont Gilles Collard rappelle avec bonheur le nom, Klaus Mann fait l’éloge du divers contre les pensées totalitaires, se paraissent-elles des meilleures intentions, ayant toujours préféré la singularité – et la dépense bataillienne – à la violence et au calcul des lois présentées comme intangibles (façon Carl Schmitt).

Ayant vécu dans le milieu homosexuel berlinois, et expérimenté son corps dans la fluidité des genres – Klaus, qu’on qualifierait aujourd’hui de queer, parle de « tendresse » -, l’auteur de André Gide et la crise de la pensée moderne (1943) eut une réputation de frivole bien commode pour masquer la charge politique et esthétique de son œuvre.

Vivre à fond les années folles, sans s’aveugler sur le destin mythifié de l’Allemagne par les nouveaux maîtres gavés de ressentiment entraînant leur pays dans un délire collectif assassin.

Refuser la glu, avancer seul s’il le faut, prendre des risques, agir avec responsabilité.

Indésirable, orphelin et étranger rejeté tel Kaspar Hauser ? Oui, jusqu’au bout.

« Klaus Mann, naturalisé américain en 1943, se savait peu désiré en Allemagne au sortir de la guerre, au point qu’il renonça rapidement à y retourner [il mourra dans une pension modeste de Cannes] pour prononcer des conférences ou apporter son aide à la reconstruction du pays. Effrayé, il observait le vernis des épurations qui se craquelait, laissant place à de nouvelles carrières. Celles-ci étaient souvent portées par les mêmes noms que ceux qui s’affichaient peu avant dans les hautes sphères étatiques et culturelles nazies. »

Klaus avance démasqué, c’est son arme : rien à cacher.

Je vous montrerai ce qu’est un être humain dans une société malade, et à travers moi, tous les êtres humains – reprendre Les Mots, de Sartre -, je ne vous épargnerai rien, parce qu’il en va du salut de l’âme.

L’ami d’Annemarie Schwarzenbach – qui finança avec Thomas Mann l’éphémère revue américaine Decision – partage avec elle un idéal d’équité sociale, sans manquer la dimension carnavalesque de la vie.

Amours, tentatives de suicide, morale communiste provisoire, anarchisme partageur teinté de cosmopolitisme humaniste.  

Klaus, en 1930 : « Je souhaiterais n’avoir jamais écrit une ligne qui n’eût résulté pour moi – pour moi, personnellement – d’une nécessité absolue, qui n’eût pas été une confession mise en forme, organisée, et donc une œuvre d’art.  J’aimerais n’avoir jamais publié une ligne qui n’eût, de manière infime, infinitésimale, contribué à éclairer l’énorme confusion que connaît notre époque. »

Et, contre les messes noires wagnériennes, réécouter à quelques-uns en faisant l’amour La Flûte enchantée.

Gilles Collard, Klaus, Une vie antifasciste, collection Climats, Flammarion, 2025, 384 pages

https://editions.flammarion.com/Auteurs/collard-gilles

https://www.leslibraires.fr/livre/24724222-klaus-une-vie-antifasciste-gilles-collard-climats?=lintervalle

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