Une rencontre photographique, par Jacques Derrida, philosophe

« Une jeune femme s’expose à la lumière et à l’œil, elle semble même un instant s’exposer à la mort comme une vierge, une fiancée, une épouse, une mère entre jour et nuit, mais sans jamais parler. »

C’était au temps où l’on croyait encore au référent.

Une femme japonaise apparaissant en sa blancheur laiteuse sur fond de ténèbres, comme la célèbre modèle Shinobu Otake dans le livre Light of the dark, du photographe Kishin Shinoyama, pouvait avoir réellement existé.

On pouvait éventuellement fantasmer de la rencontrer, elle vivait quelque part, elle respirait, elle marchait dans la rue, se démaquillait, téléphonait à ses ami.e.s, pensait peut-être à l’amour, à nous.

« D’où vient cette émotion ? D’où me vient-elle ? D’elle ? Je la sais entretenue, elle, l’émotion, par un non-savoir, sans doute, née d’une indécision où respire le désir. Je ne sais plus, je ne sais pas encore, réussirai-je à savoir jamais si j’aime cette œuvre photographique ou déjà cette femme-ci, au bord du nom que je voudrais mais ne puis lui donner. »

Tiré à part à petit tirage de l’essai de Jacques Derrida publié pour la première fois en français dans le volume collectif Nous avons voué notre vie à des signes, Aletheia est une réflexion sur la photographie, le regardeur, la regardée, le désir circulant par le truchement du corps sculpté par la lumière.

Une image témoigne de ce qui a existé, elle dit, avance audacieusement le philosophe français, la vérité.

Elle expose le silence, mais elle n’est pas muette, elle est taciturne, et jeu avec le visible.

Cette belle de jour est également belle de nuit, nymphe échappée de l’Erèbe, « allégorie de la vérité même en son mouvement de voilement et de dévoilement ».

Nature aime à se cacher, et se mettre nue devant qui saura la poindre de son regard, ou de son objectif.

Erotique du ça a été barthésien, danse de la chair avec la mort.

Un trouble s’est levé par la photographie que Jacques Derrida appelle Alethéia, nom d’une femme apparue dans la nuit de l’inconnaissable sexuel.

Light of the dark, est-il mentionné sur la couverture du livre japonais.

« La pointe des seins, confie le penseur, dicte chacun de ces mots, elle met les mots à la bouche et donne raison de cet espace, elle donne raison à l’espace de ce regard qu’elle invite à la caresse, mais aussi au baiser – de l’amant, du nouveau-né, de la mort. »

La vérité s’avance donc ainsi, résume-t-il : comme un lever de rideau, s’exposant, exposant l’autre en ses phantasmes soudain éclairés, chacun seul face au seuil d’une rencontre impossible.

Jacques Derrida, Aletheia, William Blake and Co. Edit. (Bordeaux), 2025, 42 pages

https://www.matrana.fr/matrana/repertoire-des-editeurs-de-nouvelle-aquitaine/william-blake-co.html

https://www.leslibraires.fr/livre/24517369-aletheia-jacques-derrida-william-blake-co?=lintervalle

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