La littérature comme effervescence, par la revue Aventures

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Coronis et son amant, Livre du Voir-Dit, Perrin Remiet, France (Paris), vers 1390, Paris, BnF

Inventée et dirigée par Yannick Haenel, Aventures, publiée aux éditions Gallimard, est plus qu’une nouvelle revue littéraire, c’est un feu ardent de littérature.

Sa couverture fait penser à une page du Talmud, donc à l’exégèse juive : titre au centre, puis, tout autour, comme un début de spirale, les rubriques formant sommaire.

Aventures, c’est d’abord une vaste enquête, à la façon des surréalistes de 1928 (voir les numéros 11 et 12 de La Révolution surréaliste), donnant aux autrices une place prépondérante : « Ecrivez-vous des scènes de sexe ? » colligeant, c’est une joie, les propos de soixante-cinq écrivains contemporains de langue française.

Puis des textes inédits confiés à des auteurs tels que Pierre Michon, Laura Vazquez, Christophe Manon, Camille Goudeau, Amandine André, Fanny Wallendorf, Fanny Lambert et Valentin Retz, prouvant que, dans la tectonique littéraire actuelle, prose et poésie ne cessent de s’entrelacer, de s’informer mutuellement, de se relancer.

Enfin, place à deux défunts majeurs, avec Aventure I & II, de Rainer Maria Rilke – donnant son nom à cette revue semestrielle -, et Kafka, histoire d’un corps, de Frédéric Berthet.

Aventures – on pense aussi à Rimbaud – est plus qu’un montage de textes, c’est une communauté de destins vécus dans une même effervescence, une amitié en construction/confirmation, un front uni contre les vilénies contemporaines. 

Alors, le sexe (les contributions sont placées dans l’ordre alphabétique du nom des auteurs), notamment à l’heure du puissant surmoi du mouvement #MeeToo, préoccupant nombre d’écrivain-e-s ?

Jakuta Alikavazovic : « Il y a longtemps, dans un roman, j’ai écrit la phrase « elle le baisa dans les toilettes ». J’aimais le contraste entre la tenue formelle du passé simple et la trivialité du verbe « baiser ». Une sorte de chaud/froid, en somme – pour ceux qui en douteraient, il y a réellement un érotisme de la syntaxe. »

Nathalie Azoulai : « Dans Les manifestations (2005), mon personnage ressentait son propre vagin après l’orgasme comme la gueule d’un chien qu’elle était obligée de tenir et museler, ce qui n’est ni très doux ni très genré. Il ne faut pas calquer les « jeux » de domination sur les rapports sociaux, et si le sexe devenait un thé de dames, il n’intéresserait plus grand monde. Sa puissance, c’est aussi d’être le creuset de forces primitives, archaïques, qui révèlent de soi ce que rien d’autre ne révèle à part la guerre peut-être, dans la différence, dans la confrontation. »

Emma Becker : « J’aurais pu ne parler que de ce qui me faisait effectivement jouir. Mais je crois que j’ai toujours préféré bander. Ça dure plus longtemps. »

Aurélien Bellanger : « C’est l’époque, marquée peut-être par les excès d’un certain sollersisme, où l’on pouvait sauver toute la comtesse de Ségur pour quelques scènes de fessées, tout Proust pour ses rares moments de pur sadisme, et où on lisait plutôt Casanova que Saint-Simon. » (peut-être, mais sans oublier que Philippe Sollers est un héros de la liberté)

Caroline Boidé : « Je refuse que la morale s’invite dans mes récits. Sur mon établi et entre mes draps, je ne tolère que la liberté car je ne connais aucune autre Arcadie. »

Belinda Cannone : « Une dernière chose : c’est un véritable délice d’écrire l’érotisme (alors qu’écrire en général ne l’est pas forcément), peut-être parce que alors le geste littéraire se tient au plus près de la nature du fantasme. D’où la jouissance liée à cette écriture, imaginaire au carré, qui s’origine à la source d’où jaillissent toute vie et tout chant. »

Frédéric Ciriez : « Les paradigmes contemporains invitant à repenser sexe, genre, classe et domination ont pour vocation d’éclairer ce que nous sommes, pas de brider l’expression érotique. Les colères du désir et les délires du corps excèdent concept et raison. Le trouble se passera de sensitive reader, jamais d’Annie Le Brun. »

Marie Darrieussecq : « Ce qu’on espère quand on fait l’amour, ça n’arrive presque jamais – si ? » (faire ou écrire l’amour ?)

 Joffrine Donnadieu : « Dans le fond, j’écris pour rencontrer des personnages et jouir. Le plaisir que j’éprouve en racontant l’histoire d’une femme, d’un homme, d’un enfant ou d’un animal imaginaire est aussi violent que celui éprouvé avec un corps et un esprit que j’aime et admire. »

Pierre Ducrozet : « Voilà peut-être ce que je cherche à esquisser en écrivant le sexe dans mes romans : la possibilité miraculeuse, insensée et pourtant imaginable d’atteindre une vérité profonde grâce, et avec, le corps de l’autre. »

Victor Dumiot (excellent texte) : « Seule la littérature autorise un déchaînement inédit, fait de surenchères, de ressassements. Seule la littérature peut rendre compte de cet état où la vie elle-même, étranglée de désir, se remet en jeu. Puissance atomique d’une phrase, la sexualité circule dans l’accélérateur à particules, elle obéit à d’autres lois, détermine d’autres possibles. De cela, je dois rendre compte, non du reste. »

Frederika Amalia Finkelstein : « Si j’écris un jour une scène de sexe, ce sera en tant que le livre me le demande, et non parce que je voudrais y projeter une envie sexuelle, un fantasme. L’écriture telle que je l’envisage a un devoir d’humilité : il faut se tenir au service du monde à construire, et non pas forcer ses pulsions narcissiques sur lui. Accueillir et non imposer. »

Clémentine Haenel (le sexe comme dynamite) : « Je tiens à écrire le sexe sans détour car c’est la façon dont j’aime le lire. J’aime être ébranlée, je ne veux pas sortir indemne d’un texte. Je lis pour découvrir les sensations vives qui habitent les autres, traquer leurs émois, qu’on m’en mette plein la gueule, que l’on vienne me cueillir et me déranger. Je veux me gorger d’intimités nouvelles, que l’on fasse exploser les frontières de mon monde et qu’on m’abreuve de sensualités déroutantes. »

Célia Houdart : « Je suis plus touchée par la question des minorités que par celle des genres. Je me méfie de tous les genres. A vrai dire, c’est une notion qui m’arrête. Je tente de m’en affranchir comme je peux. En littérature comme dans la vie. La vie est trans, pleine de surprises et d’étrangetés. »

Marielle Hubert : « Le texte se tient dans l’embuscade de mon désir d’inconnu, j’agrandis le réel en prenant possession du corps des hommes par le texte, comme un secours pour eux et moi, un trait d’union. Je crois au sexe écrit comme lieu de réconciliation. »

Violaine Huisman : « J’ai passé une grande partie de ma vie d’adulte à tenter de m’affranchir de la domination masculine sans pour autant me départir de l’érotisme que m’inspirent ses rituels d’humiliation. J’ai le recul nécessaire pour juger ce fantasme affligeant. Néanmoins. »

Simon Johannin : « J’écris des scènes de sexe. J’écris des scènes de sexe parce que j’écris avec et à propos de la pulsion vitale, du nœud tordu au bas du ventre, qui fait que l’on naît un jour, que l’on avance ensuite. L’écriture est pour moi une question de libido, et l’énergie sexuelle, la forme de sensualité qui en découle peut tout à fait, par un effet de condensation, se glisser par mes mains pour infuser un texte. »

Philippe Lançon : « Je ne suis guère optimiste pour l’avenir littéraire non seulement de Sade, mais aussi de quiconque cherche à atteindre, par une scène de sexe, la plus haute exigence et la plus grande liberté. »

Mathieu Larnaudie : « Si notre désir est sans remède, il est aussi, comme chacun sait, ubiquitaire ; il traverse et innerve toutes les relations, tous les motifs et mobiles, il meut le monde et l’écriture avec. On peine même à imaginer ce que serait un texte qui ne procéderait pas du désir et ne le représenterait pas d’une manière ou d’une autre. »

Colin Lemoine : « Oui, je veux, pour les « scènes de sexe », une douceur. La douceur, la vraie. Pas celle qui caresse, mais celle qui offre – un royaume à la liberté et un cadre au déchainement, à la passion, à la saloperie, à la jouissance ou à la mauvaiseté. »

Nicolas Mathieu : « Dès Aux animaux la guerre, mon premier roman, une des questions qui me travaillaient était celle du désir féminin. J’avais à l’époque des discussions avec des amies, ma compagne, plus tard des femmes que je rencontrais sur Tinder ou Adopte, des flirts poussés, des papotages érotiques, et je ressentais très fort l’énormité du désir féminin, que je ne trouvais pas plus bénin que le nôtre, pas moins ravageur, décillé et impérieux. Et ce désir, il me semblait terriblement sous-représenté, ou en tout cas assez loin dans la formation romanesque du désir que je côtoyais dans la vie réelle. »

Gaëlle Obiégly : « Les scènes de sexe sont absentes de la plupart de mes livres ; elles existent pourtant dans mon journal intime. Je trouve ça ennuyeux à lire alors je m’interdis d’infliger ça aux autres. »

Muriel Pic : « Certes, il m’est arrivé de publier des scènes de masturbation sublimée (Affranchissement, p.30), de baisers obscènes (L’Argument du rêve, p.92), de jouissance suspendue ou de fellation chantée (Dialogues des morts sur l’amour et la jouissance, p.26-28), mais qui racontent en réalité toujours autre chose : la solitude, la liberté, la folie, les voix plurielles. En réalité, mon désir ne tient pas dans une scène. Il est monstre. Il se propage à toute l’écriture. »

Maria Pourchet : « J’écris des scènes vraiment érotiques (pornographiques, selon mon père qui ne m’a pas pourtant élevée comme ça) depuis 2021. Parce que je peux. J’ai trouvé, à force d’éprouver mon propre corps, mon propre désir ou mon aboulie, mes emballements et mes dégoûts, l’assurance et les mots pour le dire. »

Eric Reinhardt, attaquant violemment Frédéric Beigbeder : « On se dit que contrairement à ce qu’il prétend il n’a rien compris au mouvement #MeToo ni à la cause des femmes, et qu’il est définitivement arriéré. En pareil cas, nul besoin d’avoir sous les yeux une scène de sexe pour comprendre à quel point, dans certains milieux conservateurs, chez ce romancier-là comme chez tant d’autres, le problème est profondément enraciné. Cela, c’est tout leur être qui l’exprime, chacun de leurs mots. »

Leïla Slimani : « Le fait de venir du Maroc, un pays où la sexualité est très contrôlée et où il est interdit d’avoir des relations hors mariage, a évidemment nourri mon obsession pour le sexe. J’ai compris très tôt que nous, les femmes désirantes, étions l’objet d’un contrôle incessant. C’est cette obsession qui remonte à l’adolescence que j’essaie de mettre en mots, en évitant toute forme de psychologie et en me concentrant sur la pure énergie des corps. »

Mathieu Terence : « Une amie aimante m’a appris un jour que je suis « lesbien ». Lorsque j’écris je suis un homme, une femme, un enfant, un oiseau, une rivière, un moine zen du XIIe siècle, l’un des successeurs de l’humanité sur terre, « Madame Bovary » et « un autre ». La vie en mille mots. »

Après la traversée de quelques autres textes en feu (partie 2 de la revue), place à Rilke et à l’aventure d’une extase, le poète appuyé dans l’anfractuosité d’un arbre se sentant soudain envahi de vibrations voluptueuses.

Une force l’assaille.

Il est passé de l’autre côté, dans cette dimension du ressouvenir qui est profondément platonicienne.

« Embrassant lentement du regard les alentours, mais sans changer de posture, il reconnaissait tout, s’en souvenait, en souriait avec une tendresse distante, le laissait advenir, comme une chose à laquelle, voilà très longtemps, dans des circonstances révolues, il avait eu part. »

Tout est à la fois plus lointain et plus vrai, comme nimbé de grâce.

Surprésent.

Je crois qu’on peut attendre cela de la littérature, et, pourquoi pas, d’une revue.

Entre parfait accord, dessaisissement de soi et solitude menant à la liberté.

Kafka, rappelle Frédéric Berthet, demandait qu’on donne à boire aux fleurs.

Quelqu’un a vu, à Paris, un écrivain d’importance enfouir sa tête dans le lierre.   

Revue Aventures, directeur de publication Yannick Haenel, édition Victor Depardieu, directrice artistique Anne Lagarrigue, graphisme Laurence Roudy et Pascal Guédin, fabrication Jenny Moulard, numéro 1, mars 2024, 224 pages

Contributions de : Jakuta Alikavazovic, Christine Angot, Nathalie Azoulai, Emma Becker, François Bégaudeau, Bertrand Belin, Aurélien Bellanger, Arno Bertina, Caroline Boidé, Sébastien Brebel, Belinda Cannone, Théo Casciani, Manu Causse, Louise Chennevière, Frédéric Ciriez, Thomas Clerc, Marie Darrieussecq, François-Henri Désérable, Alexandra Dezzi, Joffrine Donnadieu, Pierre Ducrozet, Victor Dumiot, Jérôme Ferrari, Michaël Ferrier, Frederika Amalia Finkelstein, Cécile Guilbert, Clémentine Haenel, Célia Houdart, Marielle Hubert, Violaine Huisman, Philippe Jaenada, Dorothée Janin, Simon Johannin, Marie-Hélène Lafon, Caroline Lamarche, Philippe Lançon, Mathieu Larnaudie, Camille Laurens, Colin Lemoine, Hugo Lindenberg, Félix Macherez, Nicolas Matthieu, Matthieu Mével, Catherine Millet, Marie Nimier, Gaëlle Obiégly, Matthieu Peck, Muriel Pic, Maria Pourchet, Sylvain Prudhomme, Yves Ravey, Léonor de Récondo, Eric Reinhardt, Lucie Rico, Monica Sabolo, Mohamed Mbougar Sarr, Bertrand Schefer, John Jefferson Selve, Leïla Slimani, Georgina Tacou, Mathieu Terence, Karine Tuil, Philippe Vasset, Emmanuel Venet, Tanguy Viel  / Pierre Michon, Laura Vazquez, Christophe Manon, Camille Goudeau, Amandine André, Fanny Wallendorf, Fanny Lambert, Valentin Retz / Rainer Maria Rilke, Frédéric Berthet

https://www.revueaventures.fr/

https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Revue-Aventures

https://www.leslibraires.fr/livre/23233829-revue-aventures-printemps-2024-collectifs-gallimard?affiliate=intervalle

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  1. Merci pour cette superbe découverte !

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