L’édition à bras-le-corps

Lors d’entretiens menés avec la documentariste Karin Berger, Ceija Stojka (1933-2013), née en Autriche dans une famille de marchands de chevaux rom, déportée avec sa famille dans plusieurs camps de concentration, relate quatre mois passés à Bergen-Belsen début 1945, et les semaines qui ont suivi la libération du camp (environ soixante mille survivants, près de trente-cinq mille morts non ensevelis).

Défendue à chaque instant par sa mère, protégée par une foi que les ignominies nazies et les montagnes de cadavres – on pense à Zoran Music à Dachau dessinant son calvaire – n’entameront jamais, Ceija Stojka ose avec Je rêve que je vis ? un récit d’une franchise bouleversante, conté comme on révèle, après une longue nuit, des secrets sur la mort.

La parole est ici fondamentale, qui transforme le cri en chant inaudible pourtant écrit.

On lit : « Je me retourne, et j’y suis de nouveau. » On pense à Yan Karski dans Shoah, de Claude Lanzmann, au passé qui ne passe pas, à Marceline Loridan-Ivens (Et tu n’es pas revenu), à tant de témoignages majeurs se heurtant à l’indicible, à ces rescapés conscients d’être remontés des Enfers pour tenter d’exprimer au nom des disparus ce qui ne peut pas se représenter.

On lit : « J’étais toujours assise entre les morts, c’était le seul endroit toujours calme. »

On lit : « Toujours, quand je vais à Bergen-Belsen, c’est comme une fête ! Les morts volent dans un bruissement d’ailes. Ils sortent, ils remuent, je les sens, ils chantent, et le ciel est rempli d’oiseaux. C’est seulement leur corps qui gît là. Ils sont sortis de leur corps parce qu’on leur a pris la vie violemment. Et nous, nous sommes les porteurs, nous les portons avec notre vie. »

Vous le comprenez, vous l’entendez, Je rêve que je vis ? est un livre exceptionnel.

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Rencontre avec Isabelle Sauvage, première éditrice de Ceija Stojka en français.

Pourquoi avoir décidé de fonder une maison d’édition ? Depuis quand existe-t-elle ?

La maison existe depuis 2002, mais jusqu’en 2008 elle ne publiait que des tirages limités, livres d’artistes, typographiés au plomb. Au départ, c’est la découverte de la typographie au plomb qui a engendré le premier livre assez naturellement. Ensuite, c’est la volonté de diffuser davantage les auteurs choisis, et de pouvoir accompagner les auteurs avec des textes plus longs, pour lesquels le plomb n’était plus adapté ou tout simplement plus possible.

Pourquoi avoir décidé de vous installer à Plounéour-Ménez, dans les Monts-d’Arrée (Finistère) ?

C’est un choix de vie personnel, qui n’a au départ rien à voir avec la maison d’édition…

Quel a été votre premier livre publié ? Pourquoi ce choix ?

En 2002 c’est une histoire d’amitié, avec Sarah Clément et Jean-Yves Cousseau pour un tout petit tirage au plomb à 64 exemplaires… En 2008, les quatre livres des éditions courantes sont sortis en même temps, quatre auteurs (Stéphanie Chaillou, Stéphane Crémer, Violaine Guillerm, Claire Le Cam), déjà publiés en livres d’artistes. Également en toute amitié, mais aussi la volonté d’ouvrir à des univers parfois très différents, de ne pas s’enfermer dans un courant particulier dans lequel nous ne saurions être à l’aise.

Comment définir votre projet éditorial ?

On a l’habitude de dire qu’on veut avant tout défendre des voix singulières… Ce n’est certes pas suffisant. Alors, des voix qui posent les questions de l’identité, du rapport au monde en tant qu’être social et en tant qu’être intime, qui croisent les questions du genre au sens le plus large, et du corps, notamment du corps de la femme (bien sûr…). Davantage que la poésie, même si la langue est évidemment le premier facteur de choix des textes publiés – sa force, son authenticité –, ce qui nous importe est peut-être la façon dont chacun se débrouille avec sa manière d’être au monde, sa façon d’être sujet de son existence en fonction de sa propre histoire façonnée par de multiples facteurs, tant singuliers (intimes) que sociaux. Et c’est la poésie sans doute, dans sa diversité aujourd’hui, dans ce qu’elle a justement d’inclassable, qui seule permet d’aborder ces interrogations, comme des pas de côté par rapport aux normes établies, pas seulement linguistiques. Domaine du souffle loin de toute « communication », de toute certitude.  Champ d’expérimentation comme souterrain.

Ce projet évolue-t-il au cours du temps ?

Bien sûr qu’il évolue, au gré des rencontres qui en amènent d’autres… Et de choix qui parfois nous échappent, mais qui sont bien là, et qu’on ne cerne parfois que rétrospectivement… accomplis simplement en fonction de nécessités intérieures, incluant les déplacements inhérents au fait de vivre…

Votre maison d’édition est composée de deux personnes, Alain Rebours et vous-même. Comment fonctionne votre tandem ? Quels sont vos parcours personnels ?

Complicité et complémentarité. L’une ayant fait des études d’histoire de l’art et ayant travaillé comme assistante d’édition et correctrice, principalement dans le domaine de l’édition d’art (catalogues d’exposition ou « beaux livres »), l’autre des études de lettres, longtemps graphiste et formateur en édition et aujourd’hui psychanalyste. Les choix, qu’ils soient éditoriaux ou graphiques, sont toujours faits en commun, plus ou moins portés par l’un ou l’autre.

Mais Sarah Clément, amie de longue date, auteure du tout premier livre publié, qui a fondé la librairie Interlignes à Limours (Essonne) avant de venir vivre en Bretagne, nous rejoint cette année, troisième voix très attendue !

Comment présenter les six collections, qui structurent votre catalogue ?

Là, nous renverrons à notre site, où chacune est présentée. Chacune d’elles, nous l’espérons, possédant son unité, sa « musique » propre. Chantier permanent, ceci dit, où chaque livre est sans cesse remis sur la planche, parce qu’il y a de multiples croisements entre chaque collection.

Quel est votre rythme d’édition ? Comment choisissez-vous vos publications ? Rejetez-vous beaucoup de manuscrits ?

Le nombre de publications s’est accru au fil des ans, jusqu’à atteindre une quinzaine de titres annuels… C’est beaucoup trop pour nous, nous travaillons à réduire la voilure, ce qui n’est pas évident vu le nombre de projets qui nous tiennent à cœur, le nombre d’auteurs que nous éditons (une quarantaine aujourd’hui, entre les éditions courantes et les livres d’artiste) et que nous suivons autant que possible, le nombre de sollicitations, en augmentation constante, et tous les coups de cœur, toutes les envies que nous pouvons avoir… Nous recevons de plus en plus de manuscrits, en retenons régulièrement un ou deux par an, avec une grande joie.

Vous travaillez avec un grand nombre de librairies. Comment faire pour approvisionner chacune, puisque vous n’avez pas d’autre distributeur que vous-mêmes ?

Comment faire, oui… On ne peut pas être sur tous les fronts. Si on s’occupe d’éditorial, on n’est pas au bout du fil avec les libraires, encore moins au bout de la France. Chaque jour on se demande comment faire. Là encore, l’arrivée de Sarah Clément devrait nous aider… En attendant, on essaie de faire au mieux.  On ne compte pas nos heures…

J’ai l’impression que s’est mise en place une dialectique sédentarité/nomadisme, quand je remarque que vous participez à nombre de salons du livre un peu partout en France, et même récemment à Liège, en Belgique. Ces déplacements très fréquents font-ils de vous des colporteurs, au sens noble du terme ?

Tout ceci est lié… On essaie de rencontrer au maximum les gens, le public comme les libraires. Rien ne vaut ce contact. Mais on ne peut être partout. Colporteurs, oui, comme beaucoup  d’entre nous, petits éditeurs…  On essaie de concilier déplacements professionnels et vacances, comme à Lodève (Sète cette année — no comment), un peu de vrai soleil et de chaleur pour nous autres vivant en Bretagne… qu’on adore et où on aimerait prendre le temps de savourer les multiples saisons du jour, ceci dit…

Vous publiez des livres d’artistes, mais aussi des textes accompagnés de photographies, vous possédez un atelier typographique. Revendiquez-vous une place d’artisan dans l’ensemble des métiers du livre ?

On est des artisans, au sens où on a le goût du métier, du « travail bien fait »… Disons qu’on n’est pas commerçants, qu’on n’est pas une machine de guerre commerciale, sinon on ne ferait pas ce qu’on fait (et on vivrait mieux financièrement). Concernant la typographie, paradoxalement cela devient plus difficile, on associe trop souvent la typographie au patrimoine, ce qui est évidemment (historiquement) vrai, mais oublier que la typographie peut être actuelle… est un outil d’aujourd’hui, la preuve… On fuit les marchés de Noël auxquels on nous demande parfois de participer !

Quels sont vos liens avec d’autres « petites » maisons d’édition ?

De connivence, d’amitié, le plus souvent.

Qu’est-ce qu’être indépendants pour vous ?

Ne pas avoir à planifier deux ans à l’avance un programme préétabli en vue d’un possible impact commercial… Pouvoir garder un coup de cœur hors toutes considérations marchandes, et décider en deux mois de sortir un livre, malgré tout…

Qui rêveriez-vous de publier ?

Soyons fous : les futurs Beckett, Duras… Primo Levi, Celan, Michaux, Reverdy, Shakespeare ou…

Quelles sont vos plus grandes fiertés d’éditeurs ?

Pouvoir se dire qu’on participe à la découverte d’une nouvelle voix… Nos relations avec « nos » auteurs…

Quels sont vos plus grands succès en termes de tirages ? Comment analysez-vous cela ?

Les ventes en poésie peuvent paraître ridicules, soyons honnêtes, si on se réfère à d’autres genres comme les romans publiés par les grandes maisons d’édition. Un seul retirage pour le moment (Stéphanie Chaillou, Un léger défaut d’articulation, plus de 500 ventes), d’autres titres en passe de, comme Sofia Queiros, Et puis plus rien de rêves (idem) ou Jacques Roman…

Comment décrire votre modèle économique ?

Très difficile de parler d’un « modèle » ! Notre économie est naturellement fragile et précaire. Et elle repose sur le bénévolat, mais nous maintenons deux règles d’or : la première, payer des droits d’auteur, la deuxième, chaque livre doit s’équilibrer. Pour l’instant, nous n’avons jamais connu d’exercice en déficit.

Pourquoi tant d’auteur(e)s femmes dans votre catalogue ?

À chaque fois qu’on nous pose cette question – qui revient régulièrement –, il nous faut quelque temps pour répondre, car il n’y a pas eu de volonté explicite, au préalable, de publier d’abord des femmes. Cela s’est fait un peu « par hasard », sans prédétermination. Mais, bien évidemment, cela n’est pas pour rien dans notre catalogue… on s’y retrouve tous les deux, sans réfléchir… Sans doute les femmes ont des choses à dire… peut-être du temps de silence à rattraper… Elles savent parler du corps, en tout cas comme on n’a(vait) pas l’habitude de l’entendre… Cette question est profondément liée à ce que nous pouvons dire de notre « projet » éditorial, à notre volonté d’interroger les prescriptions tant sociales que linguistiques ; et peut-être que les femmes sont ici en avance (comme par hasard…).

Qu’est ce que la poésie pour vous ? Son périmètre semble bien large, si l’on songe aux textes d’auteurs que vous publiez comme Jacques Roman, proche de Novarina quant au travail sur la langue, ou Gladys Brégeon, qu’on pourrait apparenter peut-être à Philippe Jaccottet.

On aime à dire poésies, au pluriel du genre. Quelque chose qui n’enferme pas, et qui ouvre tellement. Disons quelque chose qui dérange la langue, qui déroute la communication, qui percute nos façons de dire. Cela, fait sans modèle.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Ceija Stojka, Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen, traduit de l’allemand par Sabine Macher, avec la collaboration de Xavier Marchand, éditions Isabelle Sauvage, 2016, 116p

Site des éditions Isabelle Sauvage

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