Ce qui rend si émouvantes les grandes présences artistiques, c’est qu’elles relèvent presque toujours de l’anomalie : quelqu’un se dresse face à nous/la société, en mots, en voix, en sons, en gestes, en traits ou en images, qui ne devrait pas être là.
Lou Reed, leader d’un groupe aussi mythique qu’éphémère, The Velvet Underground (cinq années d’exercices – 1965 et 1970 – quatre albums studio), fait ainsi partie de la petite confrérie des ressuscités de leur vivant.
Soigné aux électrochocs durant toute son enfance, autant dire abattu en pleine rue (des séquelles au cerveau), drogué à l’héroïne et au speed une bonne partie de sa vie, sans aucune modération bourgeoise, il va s’en dire, le bisexuel Lou Reed est cet ange devenu humain que filme Wim Wenders dans Si loin, si proche, en 1993. Nous sommes à Berlin, mais New York fut sa ville d’attraction/répulsion.
Quatuor formé à ses débuts du Gallois John Cale (clavier, violon, viole de gambe, alto, orgue électrique), de Sterling Morrison (guitare, basse), de Moe Tucker (batterie, poubelles amplifiées) et dudit Lou Reed (six cordes), associant Nico (compagne par la suite du cinéaste Philippe Garrel) à ses deux premiers albums, The Velvet Underground est le cœur caché d’un grand nombre de groupes et personnalités du rock (David Bowie en est pour une grande part issu, comme la première scène punk) jusqu’à aujourd’hui – voir actuellement l’exposition The Velvet Underground à la Cité de la Musique.

Ecrit avec beaucoup de talent, dans la lignée stylistique des Yves Adrien, Alain Pacadis, Patrick Eudeline ou Philippe Manœuvre (formules brillantes, implacables et définitives, hyperboles, vision panoramique, phrases attaquées à la cymbale de l’enthousiasme, sens de la mélancolie), Sweet Sister Ray, The Velvet Underground, livre des journalistes Philippe Azoury et Joseph Ghosn sur « l’épicentre secret et décadent des temps modernes », se dévore déjà comme un classique.
On y lira, entre autres riffs, ceci : « L’histoire du Velvet Underground lâché seul dans l’Amérique du flower power, est celle d’une balle traversant l’espace dans un silence de mort. »
Ou : « Etre à la fois le tremblement de terre et l’aftershock. »
« Le Velvet a posé les bases d’une sorte d’élégance dans l’échec. »
« Chaque fois que le morceau commence, il y a ce miracle : on ne sait rien. Non, on ne sait rien de ce qui va nous arriver. »
« Lou se voit comme un Jean Genet rock. »
« Les années 1960 seront celles de gens vivant en permanence avec l’intuition d’être regardés, que leurs gestes sont enregistrés, et que le naturel est un défaut à corriger immédiatement au profit d’une certaine idée givrée de la perfection. »
« C’est le principe depuis le début, jouer, jouer tout le temps, nuit et jour, jouer jusqu’à en oublier les principes mais pour que quelque chose remonte à la surface : tout l’inconscient américain. »
« Warhol a organisé autour de lui un monde de parias, de gens que l’Amérique continue de regarder comme des monstres (travestis, pédérastes, junkies), mais les filme comme des superstars. Il est le premier à avoir compris que la grande famille des anormaux, pour parler comme Foucault, allait devenir l’horizon de la société américaine. »
« Le Velvet a toujours été une incarnation urbaine, théorique et possible du blues. »
Rejeton improbable de la beat generation, elle-même née quelque part du côté des cuisses de Henry Miller, le Velvet renvoie à l’Amérique, par l’invention d’un rock sans exemple (qui fascina un temps le pape Andy Warhol cherchant, mais il sera trop rétif, à le modeler à son image), la violence noire d’une société étouffant d’hypocrisie et de conventions (relire Hubert Selby), préférant la défonce et les improvisations/compositions géniales aux plans de carrière.
Ecouter des tubes comme « Venus in Furs », « Heroin », « I’m waiting for the man », « Sweet Jane », tant d’autres perles hypnotiques et vénéneuses, c’est percevoir que le négatif peut être générateur de lumière.
Lou Reed chante « I have made / A big decision / To nullify my life » (Heroin), et l’on comprend immédiatement que tout artiste veritable est un phénix.
Filmés par Warhol, Jonas Mekas, Gerard Malanga, Piero Heliczer, les membres du Velvet apparaissent chaque fois comme des exilés en leurs propres terres, figures désolées et sublimes du rêve américain devenu la légende douloureuse d’un groupe incarnant à la fois la fin d’un monde, et sa renaissance.
Petite question aux initiés : Pourquoi, d’après vous, Sister Ray est-il désormais le morceau préféré de Simon Liberati ?
Philippe Azoury et Joseph Ghosn, Sweet Sister Ray, The Velvet Underground, Actes Sud, 2016, 180p
Amitiés à Renaud Monfourny pour ses noires images, et ses beaux desseins : le Velvet lors de la reformation du groupe en 1990 à Paris (il jouera Heroin à la fondation Cartier), Nico en 1987.
Merci à Simon Liberati pour ses confidences sur le Velvet et Nico.
Exposition Velvet Underground à la Philarmonie de Paris
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