Ecrivain internationalement reconnu, mort pourtant dans la plus grande pauvreté au Mexique en 1947, Victor Serge, anarchiste belge, puis fervent marxiste, fut l’un des révolutionnaires les plus insultés/calomniés du siècle par la police stalinienne et d’obédience stalinoïde, voyant en ce partisan de Trotski un ennemi de première catégorie.
Ayant adhéré au parti communiste russe en 1919, par fidélité à la geste d’octobre 1917, puis passé à « l’Opposition de gauche après l’écrasement des marins de Cronstadt exigeant des élections libres aux soviets en mars 1921 » (Jil Silberstein), Victor Serge fut condamné en 1933 à trois ans de déportation dans l’Oural, à Orenbourg, et ne fut sauvé de justesse des grands procès de Moscou (purges de la Grande Terreur, deux millions de morts) qu’à la faveur d’une campagne de soutien internationale et de l’intervention directe auprès de Staline de Romain Rolland.
Si l’on connaît parfois les grands textes politiques de l’auteur de la brochure Ce que tout révolutionnaire doit savoir sur la répression (L’An I de la Révolution russe, S’il est minuit dans le siècle, Portrait de Staline, Mémoires d’un révolutionnaire), la découverte de son activité poétique peut étonner qui aurait à tendance à disjoindre travail du vers (libre) et luttes d’émancipation.
Comme l’a si bien formulé Ossip Mandelstam (condamné par la police politique russe, il meurt de faim et de froid à quarante-sept ans en 1938 lors de sa déportation), « en poésie, c’est toujours la guerre. »
On ouvre Résistance (paru initialement dans la revue Les Humbles en 1938, puis sous le titre Pour un brasier dans un désert aux éditions Maspero en 1972, et Plein Chant en 1998) que les éditions suisses Héros-Limite ont la bonne idée de republier, et c’est immédiatement qu’éclate une voix rageuse, digne, combattive, étouffée mais parfaitement audible, une voix de libération célébrant plus emmurés que lui (« moi qui me sens un homme déchiré d’Eurasie »), plus affamés, plus martyrisés.
Lyriques, ces poèmes de lutte finale écrits entre 1920 et 1938 – pas de mièvrerie, mais, par-delà le rappel d’une fraternité élémentaire, beaucoup de dureté indispensable, et l’exigence de l’emploi des armes – forment un chant d’une ampleur considérable : « Ces chants, ils vont dire la splendeur de la terre aride ; tels usages des peuples de l’Oural ; la mémoire des camarades sacrifiés à la révolution trahie : la vision d’une vieille portant un palanque ; un groupe de femmes kurdes autrefois entrevus à Tiflis ; la vue de paysannes tout à leur joie cependant qu’elles traversent une rivière, opaques à leurs destins. » (Jil Silberstein)
« Cette vieille femme qui va portant une palanque / chargée de choses innommables / projette l’ombre d’un cheval caricatural, / pauvre rosse, / dont la tête ne tient que par un fil de fer. »
Plus loin (même poème) : « Tu ne peux plus être sauvée. / Pensez donc ! Soixante-dix ans, / il est trop tard. / Et peut-être six cent soixante-dix ans de servitude / ou davantage. / Il est trop tôt. »
Après des siècles d’asservissement, le fouet russe (le knout est international) claque encore sur le dos des bêtes de somme que sont tous les vaincus de l’Histoire, ces asphyxiés, ces miettes explosant sous les bottes des puissants : « et je suis là, vêtu de blanc, les orbites cerclées d’or, inutile, / moi, seule conscience de sa souffrance et de sa mort, / moi, dernier visage impuissant des hommes pour cet homme, / moi qui n’ai pour lui qu’un absurde remords. »
De Paris, octobre 1938 : « Piétinez-nous, insultez-nous, couvrez-nous de crachats, / vomissez-nous, / massacrez-nous, / notre amour est plus grand que cette humiliation, / cette souffrance, / ce massacre, / vos bouches iniques sont justes, / vos bouches ce sont les nôtres, / nous sommes en vous, / vos balles ce sont les nôtres, notre agonie, notre mort, notre infamie sont les vôtres, / et votre vaste vie sur ces terres labourées pour les siècles est à jamais la nôtre ! »
En fin de recueil – belle pudeur de l’éditeur dans le choix de cette place – Mort de Panaït (Istrati), dont la mémoire court de Louis Guilloux à Yvon Le Men, bouleverse : « et toi, tu restes, avide et triste sans le sou au bord d’un lit d’hôtel où flottent des tresses brunes / sur des seins dont les mains caressent le clair de lune… »
« – est ce qu’on sait de quoi l’on crève ? »
Victor Serge, Résistance, poèmes, préface de Jil Silberstein, éditions Héros-Limite, 2016, 96p
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