Nos étreintes sont aussi des doutes que nous partageons – une poétique de la fraternité, par Christophe Manon

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François Villon, Ballade des Dames du temps jadis

Christophe Manon conçoit la poésie comme un espace de rencontre, une façon de desserrer les nœuds qui entravent notre respiration et interdisent toute parole véritablement transitive.

Fidèle à l’esprit de Villon, comme à celui de Celan, son lyrisme sensible à l’éphémère et à la beauté des gestes obstinés de vie, jusqu’aux échecs éventuels, est un partage de rigueur et de possibilité de joie.

Pensant la pratique de l’écriture comme un exercice spirituel, Christophe Manon ne sépare pas l’intime du collectif, le poème relevant avant tout pour lui d’un lien de vérité.

Nous avons souhaité converser à propos d’un livre récent construit comme un triptyque éminemment singulier, Au nord du futur, publié par les éditions NOUS.

Au nord du futur est un recueil de textes inédits ou remaniés, publiés pour leur majorité dans une myriade de sites, revues, numériques ou non — remue.net, cequisecret.net, La Femelle du requin, Les Citadelles, Europe, Secousse, Mange-Monde, Sarrazine, Muscle… – ou commandés par des institutions telles que la Maison de la poésie de Paris. Cette liste est assez ébouriffante. Faut-il en conclure que la littérature contemporaine française ou francophone est en pleine forme ?

Pour moi, je me permets d’insister d’emblée sur ce point, il ne s’agit pas d’un « recueil », d’un assemblage de textes épars, mais bien d’un livre dans le sens où il y a une structure, aussi discrète soit-elle, et que les parties se répondent ou du moins ébauchent un dialogue entre elles. Elles sont certes distinguables formellement, mais il y a de nombreux motifs qui se répètent et tissent un réseau assez dense d’échos, de résonances. J’ai beaucoup travaillé à la composition et à l’organisation de ce livre et cela m’a demandé énormément de temps pour trouver un équilibre qui me paraisse satisfaisant. C’est pour cela que je considère chacun des ensembles comme des chapitres, comme c’est indiqué dans la table des matières. Quant à savoir si la littérature d’expression française contemporaine est en pleine forme (la notion de francophonie me paraît quant à elle totalement inopérante, voire colonialiste), je ne sais pas. Je ne suis pas à son chevet à tâter son pouls. Ce que je peux dire, c’est que tandis que certains se lamentent et se complaisent à annoncer la fin (du roman, de la poésie, du cinéma, de l’art, de la civilisation, du monde…), il y a des gens qui font, qui fabriquent, qui écrivent et qui publient avec beaucoup d’énergie et de conviction. Que dire de plus ? Le Paysage est varié, nous sommes nombreux, il y a une grande diversité, chacun explore des territoires ou creuse des sillons qui parfois se rejoignent ou tracent des lignes divergentes ou parallèles, le panorama est vaste. Tout cela est assez réjouissant, il me semble.

Au nord du futur est votre deuxième livre aux éditions NOUS situées à Caen. Quelles inflexions, virages, dérives ou évolutions éventuelles percevez-vous dans votre écriture et vos thématiques depuis la publication d’Univerciel en 2009 ?

Ce n’est probablement pas moi qui peux en juger avec le plus de clairvoyance mais, peut-être, les éventuels lecteurs. Je dirais toutefois qu’Univerciel est en quelque sorte un chant fondé sur le désir de fraternité, écrit à partir de textes politiques et poétiques dont la liste plus ou moins exhaustive est donnée à la fin du livre, principalement ceux des poètes russes des années 1920. Il s’agit pour ainsi dire d’un montage. J’ai commencé à écrire Au nord du futur presque immédiatement après la parution d’Univerciel, il y a de cela six ou sept ans. J’avais le sentiment d’être arrivé d’une certaine façon au bout d’une expérience et que je ne pouvais plus écrire en poursuivant sur la même voie, qu’il fallait que je renouvelle ma pratique. J’étais alors dans un grand désarroi parce que cela coïncidait aussi avec la faillite d’une aventure collective menée depuis plusieurs années. Il m’a fallu de longs mois de tâtonnement et de maturation, de nombreuses tentatives infructueuses pour parvenir à retrouver un certain élan. Je crois que le livre, Au nord du futur, est le reflet de tout cela, qu’il est traversé par le doute, qu’il est peut-être plus mélancolique aussi, non pas désabusé mais plus lucide. J’essaye de prendre en compte le frêle, le fragile, l’éphémère, ce qui de l’être humain, n’est pas forcément soluble dans le politique, du moins pas de la façon dont on a pu l’envisager au XXe siècle. Mais pour moi, il n’y a pas de rupture, cela reste dans la continuité. D’un point de vue formel notamment, puisque ce qu’on pourrait appeler la « prose rythmique » ou le verset employé dans le deuxième chapitre est assez proche de celui d’Univerciel. Il n’y a pas non plus de reniement, ce livre garde une lueur de ferveur et d’espoir.

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La Vague, Gustave Courbet

Vous placez en exergue de votre ouvrage une pensée de l’anthropologue et militant politique Emmanuel Terray concernant « les ombres, messagères du possible », qui « creusent jour après jour cet écart ténu qui soustrait à la nécessité, qui nous conserve un avenir imprévisible et qui est donc pour nous conditions de la vie comme de la liberté. » Quelles sont et de quoi procèdent vos propres « ombres messagères » ?

J’ignore si les ombres sont « messagères du possible », mais je sais qu’elles nous habitent, que nous vivons avec et que parfois, même, ne serait-ce que dans nos rêves, elles nous parlent. Je pense à cette phrase de Virginia Woolf dans Les Vagues : « C’est curieux comme les morts peuvent sauter sur nous en pleine rue, ou dans les rêves. » Chaque être est la somme d’un passé qui l’a précédé et qui le soustrait en effet, en partie du moins, à la nécessité. Il y a en nous des couches de temps qui se superposent et forment des sortes de strates qui sédimentent et nous structurent. Comme je l’écris quelque part dans un des textes : « Il y a légion dans le cœur d’un mortel ». Mais on pourrait également invoquer l’œuvre de W. G. Sebald : « Les fantômes et l’écrivain ont en commun de s’occuper du passé, du leur et de celui des êtres chers d’autrefois. » Il n’y a rien d’irrationnel ou de délirant là-dedans, j’insiste. Peut-être aussi que si nous devons tenter d’élaborer une pensée fraternelle, celle-ci ne peut pas faire l’économie d’inclure les morts et les animaux notamment. C’est d’ailleurs pourquoi les uns et les autres occupent une place relativement importante dans ce livre. Ils traversent pour ainsi dire de nombreux poèmes. C’est une présence certes souvent fugitive, mais très intense. Mais il y a également ce que nous avons vécu, ce que nous avons donné ou reçu, comme les baisers ou les caresses par exemple, et dont « l’ombre / inlassable nous suit », pour citer un autre poème du livre, ce qui nous rend ainsi, peut-être, à la fois plus sensibles et plus denses.

Quels contours donner aujourd’hui au communisme qui, peut-être, vient ? Votre écriture ne se situe-t-elle pas dans la tension entre désir de témoigner d’une singularité extrême, de l’expérimenter, et sens de l’unité, du monde commun, de la fraternité fondamentale, entre vivants mais aussi entre vivants et morts ? En outre, à quoi renvoie votre « nous » au début de nombreux poèmes ?

Le nous, c’est chacun, c’est l’espèce humaine. Je me méfie des grandes généralités, mais je pense qu’il y a une part de commun dans l’homme, plutôt que de l’universel peut-être, et que cela rend donc certaines choses partageables. La stupeur face à la vie, la mort, l’amour, la douleur, la joie, le désarroi – tout cela, chacun peut l’éprouver à un moment ou à un autre ; c’est de cela qu’il est question « et tout le reste est littérature ». C’est ainsi que je conçois ce que j’appelle le lyrisme : lorsque l’expression d’une expérience singulière peut être reçue par tous, ou par chacun.

Le motif du pendu apparaît dès votre premier poème. Vous situez-vous dans la filiation de François Villon ? On vous doit chez Léo Scheer en 2011 un Testament (d’après F. Villon).

J’ai en effet adapté le fameux Testament de François Villon de façon à la fois libre et relativement respectueuse, du moins je l’espère, du texte original. C’est une sorte d’hommage. Cette œuvre est assurément très importante pour moi, depuis longtemps. Il y a naturellement le rapport à la mort, à l’humour aussi, ce côté danse macabre que j’aime énormément. L’idée initiale était d’essayer de donner envie de lire un texte que beaucoup connaissent par quelques ballades devenues des classiques, mais dont l’ensemble est peut-être plus difficile d’accès du fait de la langue, le moyen français, et des nombreuses références ou allusions à des personnalités et des événements de l’époque. Ce que je peux dire, c’est que cette adaptation a été capitale dans l’évolution de mon propre travail. Cela m’a permis notamment de réfléchir sur des questions de métrique et peut-être d’acquérir une relative rigueur, le sens du détail, du poids des mots, même si le livre paraît paradoxalement presque débridé. Cette expérience m’a demandé un travail considérable, de l’ordre de l’assèchement, pour aller droit au but et essayer de retrouver la vigueur et la fraîcheur de Villon. Sa poésie représente à mes yeux le modèle le plus achevé du lyrisme tel que je le conçois dans la mesure où, et c’est très important, il s’adresse à ses semblables, ses « frères », c’est-à-dire à nous tous. Le premier vers de la « Ballade des pendus », précisément, est exemplaire à ce titre : « Frères humains qui après nous vivez ».

Votre poésie, dans sa scansion propre, votre façon de jouer sur les enjambements et la dégringolade du sens, se prête admirablement à la performance. Vous aimez vous livrer à l’exercice de la parole en public. Comment construisez-vous vos interventions ?

Je me livre en effet, aussi souvent qu’il m’est permis de le faire, à des lectures publiques. C’est une activité qui me fascine énormément : des êtres humains se rassemblent pour écouter une voix leur dire quelque chose. Sans qu’il s’agisse véritablement d’une communion, je trouve cela très beau, il peut même y avoir une certaine grâce quand toutes les conditions sont réunies et que cela se déroule bien. C’est de l’ordre de l’échange, disons. C’est le moment où l’idiome devient sonore et se projette au-devant de nous-mêmes à la rencontre d’une altérité. Encore une fois, il me semble qu’il y a dans l’écriture quelque chose qui relève d’une adresse. Et puis, il y a une zone d’inconfort, du moins en ce qui me concerne, c’est une petite prise de risque tout de même. Je ne suis pas véritablement fait pour ça, je n’ai probablement pas les qualités requises, ma voix est assez instable et de plus en plus fragile, mais j’aime aller où cela me résiste, me tenir en équilibre sur un fil si ténu qu’on peut chuter à chaque instant. J’aime cette sorte de courant d’énergie qui passe du corps à l’écrit, puis de la phrase au corps et à la voix en créant une certaine tension, comme une pulsion, une pulsation – c’est très organique pour tout dire. C’est pourquoi c’est une part de mon travail à laquelle j’accorde beaucoup d’importance et d’attention, même s’il ne s’agit pas de performances à proprement parler. Depuis de nombreuses années, j’ai adopté le dispositif le plus simple qui soit, sans spectacle ni spectaculaire, sans support musical, sonore ou visuel, car souvent cela brouille le texte ou ne sert qu’à masquer les imperfections, comme une sorte de cosmétique. Il y a déjà beaucoup de bruit en ce monde, du bruit médiatique en particulier, et ce n’est certainement pas à moi d’en rajouter. De plus, j’aime la pauvreté des moyens : l’écriture, c’est du papier et un stylo ; la lecture publique, une voix et, éventuellement, un micro. Même si c’est illusoire, j’ai l’impression que chacun peu s’emparer de ces outils. Pour moi, la lecture est aussi une question de vitesse, de flux, que j’interromps par de brefs silences qui introduisent des sortes de suspens, des ruptures ou des ambiguïtés de sens. C’est parti d’un constat tout simple : je respecte la coupure du vers ou du verset. Mon objectif est d’essayer de produire une sorte de plage sonore un peu semblable au ressassement des vagues de l’océan où seule la voix et le corps, dans leur contrainte et leur tension, ont pour fonction de transmettre des sensations, des émotions. Comme les vagues, je voudrais que cela puisse à la fois donner le sentiment d’une certaine force, qui peut vous emporter, et avoir la douceur d’une caresse.

Y a-t-il des musiques qui vous accompagnent lorsque vous écrivez ?

Jamais. Je n’écoute jamais de musique en écrivant. J’ai besoin de concentration. Même si, peut-être, je puis dire que je m’efforce d’être réceptif au bruissement du monde, d’autant que je travaille beaucoup dans les cafés. Et puis, surtout, j’écoute la scansion que la langue instaure, le rythme particulier de chaque texte, qui naît pour ainsi dire de lui-même, qui s’impose presque, et que je m’efforce de respecter sans le casser ni le forcer. Car chaque texte génère sa propre prosodie, il suffit d’y être attentif, d’être en état de réception, de respecter le mouvement qui naît de la langue de façon quasi mécanique. C’est simplement une question de discipline.

Louis Scutenaire déclarait : « On ne refait pas un éclair. » Vous écrivez : « Comment garder la mémoire d’un éblouissement ? » La littérature ne se situe-t-elle pas dans cet écartèlement entre souvenir et production d’éclair ?

J’ignore si la littérature est « production d’éclair » comme vous dites, je ne crois pas que ce soit le cas, du moins en ce qui me concerne. Il n’y a pas d’écartèlement non plus, je ne pense pas. Tout cela me semble un peu trop métaphysique. Peut-être simplement, parfois, une certaine tension. Il me semble plutôt que j’essaie de saisir du fugitif, de l’éphémère. C’est cela l’éblouissement, il correspond à cette sorte de stupeur qu’on peut ressentir naïvement face à la vie, à ce qui survient, au vivant en général. Il se passe quelque chose, un « événement » disons, et le poète, l’écrivant plutôt, s’efforce par le moyen de la langue d’en restituer la trace. Le résultat est forcément insatisfaisant et c’est pour cela qu’on recommence sans cesse.

Les motifs de l’exil, de la clandestinité, du corps insurgé, mais aussi du baiser parcourent votre livre. Comment embrasser l’immanence dans l’errance et le déplacement perpétuel ?

Par la langue, par les mots, un certain ordonnancement des mots, c’est du moins le seul moyen que je connaisse. Mais peut-être ne s’agit-il pas « d’embrasser l’immanence » comme vous dites, mais plutôt de la laisser flotter sur la page, d’en restituer l’aura lumineuse comme le fait la photographie pour les êtres et les objets. Mon écriture n’est pas de l’ordre de l’affirmation, elle formule plutôt des hypothèses, elle exprime le doute, elle se déploie en tâtonnant, elle repose sur des contrastes, des variations de teinte et de vitesse. C’est de la pensée, ce sont des mots qui errent véritablement de façon fugitive et que je tente de saisir sur la page, dans un geste certainement très malhabile et grossier. C’est une façon de regarder ce qui apparaît, ce qui surgit. L’errance, l’impermanence participent de cela : nos baisers, nos corps, nos caresses, nos pensées, errent par le monde et se posent parfois un instant quelque part avant de repartir. Quant à l’exil : les hommes croissent et prolifèrent partout où ils s’installent, volontairement ou non, quelles que soient l’adversité et « l’inhospitalité » de certains lieux. Malgré les exemples dramatiques dont nous sommes témoins quotidiennement, c’est une preuve de la grande plasticité de notre espèce et de sa remarquable faculté d’adaptation qui m’émeut énormément. Mais les fantômes, les ombres sont aussi, comme les émigrants, des êtres du mouvement et de l’errance, ce que j’ai tenté de suggérer dans une langue que je voulais à la fois souple, limpide et labyrinthique, particulièrement dans le deuxième chapitre. Mais pardonnez-moi, je ne suis pas certain de répondre véritablement à votre question.

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Paul Celan

Le titre que vous avez choisi, Au nord du futur, formule empruntée à Paul Celan, est-il synonyme de désastre à venir, ou d’une froide lucidité quant au désastre en cours ? Que représente le poète Paul Celan pour vous ?

Ce qui me plaît dans cette formule empruntée à Celan, c’est qu’elle associe espace et temps de façon inattendue et pourtant saisissante. Elle produit une sorte d’écart, de tension, comme si la montre était une boussole et inversement. Pour ce qui est du désastre, qu’il soit passé, en cours ou à venir, je ne crois pas que ce soit mon propos. Je ne tiens pas à me prononcer là-dessus. Je fais simplement part subjectivement de mes doutes et de mes espoirs. L’échec n’est pas à redouter, il peut être élégant et stimulant et porteur de riches enseignements. Il faut « avoir la patience de ce qui ne viendra pas » comme l’écrit Benoît Casas dans un remarquable livre (Annonce) avec Luc Bénazet. Quant à Celan, comment ne pas admirer son extrême rigueur et sa grande sensibilité ? Comme Villon ou Mandelstam qu’il a d’ailleurs traduit, c’est un poète lyrique, ainsi qu’il se qualifie lui-même, qui « veut aller vers un Autre » (Méridien), qui continue à croire malgré les « sombres cieux » sous lesquels nous vivons « à des hommes, à l’amour ». Il y a une phrase de lui, dans une lettre à Hans Bender, qui oriente mon travail depuis longtemps : « Je ne vois pas de différence de principe entre une poignée de main et un poème. » Tout est dit.

Que peut le poème dans un temps désorienté ?

Peut-être cela, justement, adresser une poignée de main, ou proposer une accolade. Mais au fond, j’ignore ce que peut le poème, certainement pas grand-chose en vérité. Je ne lui accorde pas de pouvoir particulier, ni aux poètes d’ailleurs – surtout pas à moi en tous les cas. C’est assez dérisoire, un poème, c’est très frêle et ténu, juste quelques mots sur du papier. Simplement, nous disons. Nous portons une parole et nous l’adressons à nos semblables, peut-être afin de réconforter, pour que nous sachions que nous ne sommes pas seuls : « et dans la nuit / du monde nous disions le sacré / qu’aucun sacré ne fonde ». C’est cela que permet le poème, peut-être, « Dire cela » pour reprendre le titre d’un très beau poème de Robert Creeley dans une traduction de Jean Daive dont les derniers vers sont particulièrement explicites : « Si, comme dans une bouteille, le message / a été glissé, si l’air, l’eau / et la terre tentent de dire cela / par l’action humaine, peu importe le geste // imparfait, inutile, tout ce qui est perdu, / ou l’erreur, l’insolence / de la tentative, la lumière revient, / vient ici, après un instant d’obscurité est encore ici. » Accorder une certaine attention aux choses et aux créatures, dire ce que nous sommes et ce que nous vivons, ce qui apparaît, tenter du moins, car y parvenir est naturellement impossible. Ce n’est peut-être pas grand-chose, mais cela peut sauver la vie, parfois.

Cherchez-vous, à l’instar du poète cinéaste Sylvain Georges ou de Jacques-Henri Michot (Terre ingrate, mais pas totalement), les formes d’une fraternité possible au cœur de l’invivable ?

Ce monde ne me paraît pas invivable, sinon à quoi bon continuer à vivre ? Certes, il est injuste et cruel, mais parfois plein de grâce aussi, comme nous en somme. Ce que je cherche, c’est un idiome pour tenter d’exprimer ce qui nous est commun, l’amour, la mort, le désir, l’espoir et le désespoir, tout ce qui nous fait frémir et penser. Il y a du beau et du moins beau, ce qu’il faut c’est essayer de regarder tout cela en face et sans fards. Moi, je m’exerce à explorer mon cœur dans ses profondeurs et dans sa complexité. C’est une sorte d’exercice spirituel auquel je m’astreins quotidiennement. Cela ne me rend pas meilleur, ce n’est d’ailleurs pas le but, mais je crois que j’y parviens de mieux en mieux grâce à l’écriture. Peut-être est-ce cela qui me permet de vivre justement.

« maintenant / nous avons appris à estimer nos semblables et nous édifions / des demeures de sang et d’os et immortels / de tant de morts nous projetons / de la joie au-devant / de nous-mêmes » : ces vers clôturent la première partie de votre ouvrage précisément intitulée « Au nord du futur ». La joie est-elle une arme capable de fracturer le nihilisme ?

Ça oui, certainement. La joie, c’est ce qui déborde, ce qui n’est pas assignable, ce qui ne peut être canalisé, ce qui échappe au contrôle. On dit bien « éclater de rire » ou « exploser de joie ». C’est un peu comme une petite bombe posée au cœur du réel. Les enfants débordent souvent de joie, parce qu’ils n’ont pas encore subi les conséquences du dressage. Mais ce qu’il y a d’admirable dans la joie, c’est qu’elle n’est pas qu’une arme, ou bien elle est à double tranchant, car elle révèle aussi les failles de celui qui l’éprouve. Dans les événements politiques qui ont eu lieu en France ces derniers mois, la lutte contre la fameuse Loi travail, ce qui m’a le plus frappé, c’est la part de joie, justement, l’humour, que l’on pouvait déceler dans la plupart des slogans, des actions, des graffitis qui ponctuaient les manifestations. La joie est toujours du côté du soulèvement, pas de celui de la matraque et du gourdin. Lorsqu’il se libère d’un joug quelconque, on voit toujours le peuple rire et se réjouir. C’est là qu’apparaissent sa grandeur et sa vitalité.

« j’accorde un soin méticuleux à l’art de la ponctuation // spéculative » : qu’entendre ici ?

Ce qui est écrit précisément. La ponctuation est un art auquel j’ai toujours accordé un soin particulier. Que faire d’autre quand on pratique l’écriture ? Il y a là une part de spéculation qui m’intéresse beaucoup car elle ouvre un choix vertigineux de combinaisons. Tous mes livres proposent une expérience particulière à la ponctuation : de façon très évidente avec les deux points dans l’idieu ou avec la phrase très ample, inachevée, dans Extrêmes et lumineux, mais plus souterraine dans d’autres cas. Mais la ponctuation, ce peut être aussi les blancs, les retours en fin de vers ou de versets – qui chez moi sont souvent inattendus, qui induisent un rythme, un tempo, une vitesse. Il y a une sorte de plasticité de la matière verbale, c’est pour ainsi dire une question de sculpture : on taille dedans un peu comme dans la pierre ou le bois, et la ponctuation est un des outils qui nous permet d’effectuer ce travail.

Êtes-vous sensible à la philosophie/méditation zen ? Les thèmes du mur, de son franchissement, et de l’éblouissement structurent votre livre.

Je dois avouer que j’ignore absolument tout ou presque de la philosophie zen. Mais ces thèmes-là ne sont-ils pas communs à bien des pensées, qu’elles soient orientales ou occidentales ? Chez Celan, par exemple, la notion de seuil me semble récurrente.

Comment avez-vous pensé l’articulation des trois parties de votre livre/dispositif ?

Comme je l’ai dit un peu plus haut, ce fut une très longue et très lente maturation. Pour moi, la seule chose qui importait était que l’ensemble des textes, pour aussi disparate qu’il puisse paraître au premier abord, fasse livre, que ce ne soit pas ce qu’on appelle un « recueil ». Je souhaitais qu’on puisse le traverser sans avoir l’impression de lire un assemblage un peu bricolé. Ce n’est pas une question de trajectoire ni de cheminement mais plutôt d’équilibre, aussi instable soit-il. C’est peut-être un peu abstrait, mais ce qui m’importait, c’était de parvenir à associer les variations de teintes et de vitesses. J’ai conçu le livre comme une sorte de triptyque avec un panneau central et deux volets latéraux susceptibles de se rabattre sur la partie centrale de façon à la recouvrir. Chacune des parties peut être considérée de façon autonome ou dans leur ensemble.

« Cela », troisième partie, fait apparaître à la fois les mots et leur poussière. Vous vous définissiez précédemment comme un « éleveur de poussière » (on peut penser à Marcel Duchamp). Ecrivez-vous dans la cendre ?

Au risque de me citer encore, c’est aussi par ce mot que le livre s’achève : « mais peut-être / déjà / ne reste-t-il / que des cendres ». Mais notez bien qu’il s’agit là d’une interrogation, même si le signe de ponctuation n’y est pas. Nous écrivons, nous vivons toujours sur de la cendre. Comment faire autrement après le XXe siècle et dans celui qui s’ouvre ? Dans Les Émigrants de Sebald, le peintre Max Ferber multiplie les couches de peinture puis les gratte, et recommence, créant de la poussière de peinture. C’est une figure qui m’a profondément marqué. Mais je ne voudrais pas donner une tonalité trop tragique à tout cela : la poussière et la cendre ne sont pas vraiment la même chose d’ailleurs, mais l’une comme l’autre participent d’une attention à ce qui est pratiquement imperceptible, à l’infime, à l’inframince (la référence à Duchamp s’impose en effet). Et puis c’est de la matière extrêmement légère, pratiquement aérienne : on souffle dessus et ça s’envole.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Christophe Manon, Au nord du futur, éditions NOUS, 2016, 110 p

Site des éditions NOUS

Vous pouvez aussi me lire en consultant le site de la revue numérique indépendante Le Poulailler

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