Le Ghana, ou la perte de l’innocence, par le photographe Denis Dailleux

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Vous êtes essentiellement connu pour votre travail sur l’Egypte. La découverte de Ghana, livre consacré à la population de James Town, faubourg d’Accra, est donc une surprise. Depuis quand vous rendez-vous dans ce pays ? Y retrouvez-vous quelque chose de l’Egypte que vous aimez, ou est-ce une expérience très différente ?

J’ai commencé ce travail en 2009 et c’est une expérience très différente du Caire, les gens me semblent moins sous le poids du « qu’en dira-t-on « , plus libres de leurs faits et gestes.

Cela se traduit aussi dans le rapport qu’ils ont avec leur corps. Les Ghanéens ne me semblent pas éternellement coincés entre le mal et bien, et je suis toujours interloqué quand, parmi la foule, un homme atteint par une douce folie se promène nu au milieu de ses congénères sans que personne ne lui porte un regard biaisé. La nudité n’est pas considérée sous un angle moral et les enfants peuvent jouer et danser nus en toute innocence sur les plages.

Quelles évolutions avez-vous perçues lors de vos différents séjours à James Town ? Combien de jours restiez-vous chaque fois ?                                                                             

Depuis que je visite ce lieu, j’ai vu les conditions de vie des pêcheurs se détériorer, et, lorsque j’y suis allé en janvier 2016, j’ai découvert un endroit dévasté. Seuls quelques pêcheurs résistent encore à ce qui paraît inéluctable. Les autorités ont décidé de détruire le village, prétextant qu’il est devenu un repère de voleurs et de dealers. Je sais à présent qu’elles ont laissé pourrir une situation pour reprendre la main sur un site exceptionnel.

A chaque séjour au Ghana, je vais voir presque tous les jours les pêcheurs, parce que c’est le seul lieu qui m’inspire à Accra, c’est-à-dire au minimum quatre fois par voyage.

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Avez-vous ressenti le besoin de vous informer précisément sur la situation géopolitique, économique et culturelle du Ghana pour comprendre au mieux ce pays, ou agissez-vous à l’instinct ?

Je travaille à l’instinct et avant de venir au Ghana, je ne connaissais que le beau livre de Paul Strand fait au Ghana dans les années soixante.

Comment un homme blanc muni d’un appareil photo est-il perçu dans ce pays où la traite négrière fut si féroce ?

Si j’aime autant les Ghanéens, c’est qu’ils n’ont aucune animosité contre le blanc que je suis et qu’il est très facile de faire des images. Dans les transports en commun, on me laisse souvent la meilleure place, et cela simplement pour la beauté du geste.

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Votre livre est ponctué d’images de pêcheurs. Les motifs de la mer et du fleuve sont-ils nouveaux pour vous ? Comment avez-vous décidé de les aborder ?

J’ai toujours été fasciné par la mer qui m’attire comme un aimant, et puis il était temps que je sorte de l’univers confiné de mes photos égyptiennes. J’avais envie que l’air, la lumière et la sensualité envahissent mes images.

Comment échapper à la tentation de l’exotisme ? Faut-il d’ailleurs y échapper ?

Je ne me pose jamais cette question. La seule préoccupation que j’ai est de me délivrer de tous mes préjugés pour être le plus vierge possible pour mieux recueillir ce qui me touche.

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Les photographies africaines de Guy Le Querrec ou Hans Silvester ont-elles pu vous inspirer, ou reconnaissez-vous dans votre travail l’influence séminale d’autres photographes ?

Je pense être parfois assez loin des photographes qui m’ont donné le désir de faire des images et qui sont Diane Arbus, Richard Avedon, Irving Penn, Dieter Appelt, Paul Strand. Je suis venu à la couleur par hasard parce que je ne gagnais pas ma vie avec mes images noires et blancs.

Photographiez-vous pour explorer des lieux voués à être sans cesse revisités une fois qu’ils vous ont happé par leur singularité ? Est-ce ainsi qu’il convient d’entendre le sous-titre « We shall meet again » ?

 Oui. Quand j’aime un lieu et les gens qui y vivent, j’y reviens inlassablement. Au Caire, je vais revoir les potiers presque tous les ans, alors que j’ai cessé de les photographier depuis au moins plus de dix années.

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Ghana , Cape Coast, 2009 Menuisier ©Denis DAILLEUX/ Agence VU

Vous montrez des enfants, des hommes nus, très beaux, mais peu de femmes. Pourquoi ?

Quand on me pose cette question, je me dis que je suis presque sûr que personne ne demandait à Helmut Newton pourquoi il ne photographiait pas les hommes…

Le thème du travestissement semble vous intéresser. Photographier le trouble identitaire n’est-il pas aussi l’un de vos axes esthétiques ?

D’une manière inconsciente sûrement, je suis attiré comme beaucoup de photographes par la marge, par réaction à mon éducation étriquée, confinée dans un univers catholique.

Vous montrez une nudité d’ordre adamique, innocente. Avez-vous rencontré la destruction du Paradis perdu au Ghana ? Vous écrivez : « Je suis attiré par des lieux qui, sans que je le sache, sont appelés à disparaître, et c’est bien malgré moi que je les photographie comme si c’était mieux avant. »

Oui, bien-sûr, tout me semble menacé, et les églises évangéliques qui croissent au Ghana comme dans toute l’Afrique sont la première menace de cette perte d’innocence et de liberté. Il y aussi la menace des promoteurs immobiliers qui mettront sûrement la main sur ces beaux sites même si pour le moment le Ghana résiste à la tentation du tourisme de masse.

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La picturalité de vos images est certaine. Le traitement des images à l’ordinateur est-il une part non négligeable de votre travail ? On peut parfois ressentir dans le tremblé et le choix des couleurs des effets d’esquisses à la Eugène Boudin.

Il n’y a presque aucun travail à l’ordinateur dans mes photos, et ma prochaine exposition sera faite à partir de tirages argentiques tirés sous agrandisseur. Par-contre, j ‘observe beaucoup la lumière avant de faire une image et pour le moment je n’arrive pas à passer au numérique, tellement j’aime le rapport qu’induit l’argentique.

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Avez-vous montré votre livre aux habitants de James Town ?

Mon livre vient tout juste de sortir et j’irai l’offrir au mois de décembre à mes deux très chers amis, Francis et Joseph, qui m’ont accompagné tout au long de ces sept années. Par contre, je n’offrirai pas le livre aux pêcheurs ou bien peut-être à Nyamo que j’aime beaucoup. J’ai toujours pris soin d’offrir des tirages à chaque fois que je venais visiter les gens que j’avais photographiés au préalable.

Quel est votre rapport au temps lorsque vous photographiez ?

Il y a deux temps différents dans mes images. Certaines sont faites dans l’urgence, ce qui est de plus en plus rare et les autres sont faites en prenant mon temps, dans l’espoir de l’abandon de mes modèles.

Pourquoi avoir remercié le groupe Radiohead à la fin de votre ouvrage ?

Parce que j’ai toujours beaucoup écouté de musique, qu’ils sont pour moi le groupe le plus inventif du moment et que parfois j’entrevois l’infini en les écoutant, je pourrais aussi dire ça de Bach.

Vous vivez depuis une dizaine d’années au Caire. Ce pays vous surprend/séduit-il toujours ?

J’ai quitté Le Caire depuis plus d’un an, mais j’y retourne régulièrement et j’aime toujours autant cette ville chaotique qui m’ensorcelle. Je suis triste de la situation actuelle mais s’il y a une bonne nouvelle en Égypte, c’est celle de la jeunesse courageuse qui a entrevu la liberté.

Quels sont les sujets de votre travail actuel ? Quelles sont vos envies ?

J’ai le projet de raconter une histoire entre les baobabs et les hommes du Burkina Faso. J’espère commencer ce nouveau projet à la fin de l’année, accompagné par mon ami ghanéen Francis.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Denis Dailleux, Ghana, éditions Le Bec en l’air, 2016 – parution jeudi 6 octobre 2016

Ghana, We shall meet again, Galerie Camera Obscura, 268 boulevard Raspail, 75014 Paris – exposition du 28 octobre au 3 décembre 2016 ; vernissage le jeudi 27 octobre à 17h

Rendre visite à Denis Dailleux

Découvrir la maison d’édition Le Bec en l’air

Vous pouvez aussi me lire en consultant le site de la revue numérique indépendante Le Poulailler

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