Magma, autoportrait au fond d’oeil, par Anne Voeffray

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© Anne Voeffray

Les images très sensorielles d’Anne Voeffray ont la qualité d’un rêve éveillé nourri d’intemporalité.

Photographiant dans un état de pleine présence, dans un état de réceptivité maximal, à l’écoute des petites bulles de feu montant en elle, Anne Voeffray regarde le monde avec curiosité et confiance.

L’espace qu’elle explore comme on traverse une forêt obscure est un territoire d’introspection et d’étonnement face à qui vient.

Magma, son premier livre publié, a la force d’une naissance naturelle.

Vous avez intitulé votre livre Magma. Le feu est-il votre élément primordial ?

Magma est une métaphore. Le magma est ce qui réchauffe la terre et insuffle la vie au monde, c’est également ce qui ne se photographie pas. Etonnamment peu mobilisé dans les arts, il a pour moi une puissance symbolique fondamentale. Par ailleurs, c’est certainement sous l’influence de cet élément feu, ce bouillonnement intérieur, que je puise ma force créatrice.

Magma est-il votre premier livre publié ?

J’ai réalisé des expositions personnelles et des projections de films photographiques, ainsi que participé à des publications collectives. Magma est mon premier livre, une étape importante dans mon parcours artistique.

La nature dans ses formes et ses mystères est omniprésente dans votre travail. Vous revendiqueriez-vous de l’école du romantisme noir ?

N’aimant pas les carcans, je ne cherche à m’identifier à aucune école en particulier. Bien sûr, j’ai lu Oscar Wilde, Charles Baudelaire ou Edgar Allan Poe. Adolescente, j’ai joué les Nocturnes de Chopin, mes préférés. Pour moi, aimer la nuit ne signifie pas forcément aimer le glauque ou le morbide. Je n’aime d’ailleurs pas l’esthétique macabre gothique, préférant le symbolisme et la part de rêve des surréalistes, ou d’artistes comme Chagall. Je suis le fruit d’influences hétéroclites, tant anciennes que contemporaines, réinterprétées subjectivement dans mon travail artistique. La nature, je la photographie dans un romantisme plus crépusculaire que noir. Chacun projette ensuite ce qu’il veut dans le travail que je propose. J’aime cette liberté-là…

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© Anne Voeffray

Qu’attendez-vous du noir et blanc ?

Le noir et blanc procède d’une esthétique plus intemporelle, étrange et exigeante que la couleur. La couleur, je l’aime autant que j’ai appris à m’en méfier…

Vous proposez à travers vos images une méditation sur l’effacement, notamment du visage. La réflexion sur le temps, l’éphémère, l’instant insaisissable, est-elle au cœur de votre poétique photographique ?

Une méditation sur le temps qui passe, on peut probablement voir mon travail ainsi. Mais mes thématiques se révèlent bien après mes prises de vue. En effet, je fais ce que je suis, sans réfléchir, dans l’instant, comme une synthèse de toutes mes rencontres personnelles et artistiques, comme une quête existentielle qui se poursuit, elle, dans une temporalité longue. Conjointement à la question de l’intemporalité, j’aime brouiller les pistes de la notion d’espace. Non localisables, voire méconnaissables, les lieux ou les visages que je photographie peuvent ainsi être réappropriés comme autant de balades intérieures.

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© Anne Voeffray

Etes-vous une adepte de l’infini turbulent à la façon d’Henri Michaux ? Vous nourrissez-vous de poésie ?

J’aime toutes les formes vivantes de poésie, la musique, la danse, la littérature, le théâtre et surtout un certain cinéma d’auteur. Sans l’aide de drogues, je photographie dans un état de conscience modifié. Autohypnose ou pleine conscience étant les termes à la mode, auxquels je préfère celui de pleine présence. Cet état permet non seulement de voir, mais surtout de ressentir à l’aide de tous ses sens.

Vous photographiez votre œil à plusieurs reprises, mais aussi la lune, ou des craquelures, dans un jeu de correspondances très serrées. Votre tension oculaire procède-t-elle d’une sorte d’effroi face au visible, à ce qui apparaît ?

Je scrute ce qui se passe. Je me laisse surprendre. J’enregistre. Un œil, une lune. Je ne suis ni inquiétée et encore moins effrayée par ce que je vois dans mon quotidien proche. L’effroi advient face à ce que nous ne maîtrisons pas, telle la marche du monde relayée sans distance critique par certains médias.

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© Anne Voeffray

En ce qui concerne mon rapport direct et photographique à ce qui m’entoure, je préfère le terme de surprise face à l’étrangeté du réel. « Tiens, comme ces branchages sont étranges, on dirait une toile d’araignée ! ». « Tiens, cet œil qui me regarde, il a une présence étonnante… ». Ce qui me passionne, c’est le changement de statut, la polysémie des images. Si je reprends le dernier exemple, cet œil – qui me regarde et que je saisis – finit par regarder et interroger celui ou celle qui se retrouve face à lui dans Magma ou lors d’une exposition. Lorsque cette personne me transmet son interprétation, cela m’informe souvent plus sur son état intérieur que sur le mien : ce qu’elle projette se retrouve dans un continuum entre l’origine et la fin du monde, entre éros et thanatos.

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© Anne Voeffray

La tonalité fantastique de votre ouvrage relève-t-elle du conte ?

Oui, comme une enfant, j’adore les contes ! L’irruption du surnaturel dans le réel me fascine.

Magma est un livre très graphique. Dessinez-vous en photographiant ?

On pourrait dire que je dessine grâce à la photographie, avec les ombres et la lumière, avec les structures, les textures, avec tous mes sens. J’aime également lorsque mes photographies se rapprochent de la peinture – telles les photographies des pictorialistes – ce qui provoque un trouble intéressant. Bref, tout ce qui traverse, mélange ou transcende les disciplines artistiques m’intéresse.

On ressent à contempler vos images une profondeur de solitude, qui est peut-être de l’ordre d’une traversée initiatique. Livre composé de multiples autoportraits, avez-vous conçu Magma comme une introspection ?

Je considère que toute photographie est une forme d’introspection. Que je photographie un oiseau, une forêt, mon visage ou celui d’un modèle (au sens premier), tout est autoportrait. La conception d’un livre de photographies ouvre une porte miraculeuse pour raconter une histoire qui se passe de mots, destinée à tout un chacun, entre rêverie et réalité. Cette réalisation de Magma m’a poussée à me décentrer, afin d’inventer une fiction intemporelle à portée universelle. Je crois à la nécessité de préserver des espaces de solitude dans tout cheminement créatif. Quant à la « traversée initiatique », n’est-elle pas l’œuvre de toute vie humaine ?

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© Anne Voeffray

Croyez-vous aux fantômes ?

Bien sûr, ils sont gentils ! (Rires)

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© Anne Voeffray

Vous ne vous photographiez que très pudiquement. Est-ce un manifeste quand l’exhibition est une donnée obligatoire de la société du spectacle ?

Votre question est intéressante car elle met le doigt sur un impensé ou plutôt un « passé sous silence ». Peut-être parce que « le monde va mal », on croit devoir proposer de la distraction ou de la provocation gratuite. Les femmes dans l’univers de l’art sont essentiellement objets de représentation sous le regard (fantasmé) des hommes artistes. Observez ce qui se produit lorsqu’elles se saisissent d’un appareil photographique (Francesca Woodman, Helena Almeida, Vivian Maier) ou d’un pinceau (Paula Modersohn-Becker et son « autoportrait nu debout avec un chapeau », 1906) pour se représenter. Aucune mièvrerie. Pour moi, la mise à nu d’un visage qui se regarde et qui vous regarde est plus intime et sensuel qu’un corps mis en scène. Et un corps suggéré raconte plus qu’un corps exhibé. Je pense que l’art est non seulement une liberté, mais également une responsabilité au sens politique du terme. Je ressens ma proposition artistique non pas comme une transgression (tout à été fait dans ce registre), mais comme une subversion, un espace de totale liberté, une forme de résistance. Et lorsque les personnes la perçoivent ainsi, c’est pour moi une très grande joie.

Etes-vous femme-oiseau ?

Femme-oiseau et femme-loup. La tête dans les nuages, j’ai également un côté très terre à terre.

Comment avez-vous travaillé avec votre éditeur, Giuseppe Merrone ?

Giuseppe Merrone me mandate depuis plusieurs années pour des couvertures de romans noirs. Il y a un an, il a organisé une exposition collective rétrospective autour de ses éditions BSN Press. Je crois avoir réalisé à ce moment-là que mon travail photographique pouvait dialoguer intimement avec le monde du roman noir. Un noir sensoriel, sensuel, cru parfois et surtout subversif. Lorsque l’envie de Magma est née, Giuseppe Merrone m’a donné carte blanche. Son regard littéraire m’a aidé à construire une histoire avec des images, c’est-à-dire écouter la musique de mon écriture photographique, regarder les formes graphiques et ressentir ses aspects symboliques. J’aime le croisement des disciplines et la postface de Joseph Incardona – écrivain, scénariste et réalisateur – est en ce sens remarquable !

Vous vivez en Suisse, à Lausanne. Comment votre regard s’est-il formé ? Comment avez-vous appris votre art ?

La Suisse est un pays autant magnifique qu’il est très conformiste. J’ai passé mon enfance à regarder ma mère, couturière, travailler des textures, des structures, des volumes, des couleurs. Puis le cinéma m’a offert mes premières émotions en lien avec l’image, mes premiers voyages dans le monde du rêve. Des études en soins infirmiers, puis en sciences sociales et politiques ont contribué à me situer dans l’espace de la relation au corps et dans celui de la relation au monde. Finalement, un Master class de photographie d’un an à Paris – sous la direction de Sabrina Biancuzzi et Ljubisa Danilovic – m’a ouvert d’autres horizons et donné l’assurance d’une liberté de ton personnelle.

Que voyez-vous lorsque vous repensez à votre enfance ?

Une petite fille solitaire se promenant dans la forêt à la recherche du loup ou assise au sein d’un univers rempli de livres, de tissus et de rêves…

Propos recueillis par Fabien Ribery

Impression

Anne Voeffray, Magma, texte de Joseph Incardona, Editions BSN Press, 2016

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