A l’occasion de son exposition à la Galerie Le Lieu de Lorient (Morbihan), j’ai proposé au photographe Julien Magre de commenter quelques-unes des images de sa série Troubles (Filigranes Editions, 2015)
Qu’il soit ici une nouvelle fois salué pour la beauté de son travail.
Novembre 2014. Vers Chartes, sur l’A10.
23h environ.
Sur une aire d’autoroute, une biche est assise sur le bitume,
figée et tétanisée par les phares de la voiture,
elle regarde le spectateur, celui qui prend la photographie.
C’est la première image que j’ai réalisée pour le projet.
Est-ce l’image d’une biche ?, ou une vision d’une biche ?
Est-ce que j’ai vraiment vécue cette scène ?
Est-ce que les images, et l’histoire qui va suivre, sont des témoignages
de ce qui est vraiment arrivé ou est-ce que ces images
sont des déformations du réel, des hallucinations, des fictions ?
Décembre 2014. Vers Clermont-Ferrand, sur l’A89.
17h environ.
Une enfant attend dans une voiture, la tête posée
sur la vitre, la voiture est garé sur un parking
d’un aire d’autoroute. Elle attend que le voyage reprenne
sans doute, il fait froid et presque nuit.
Cette image résume assez bien l’histoire de «Troubles».
Un enfant, l’ennui, la rêverie, le regard dans le vide,
l’attente du départ, le hors-champ, l’immobilité.
J’ai décidé en effet de m’intéresser plus à l’immobilité
qu’au mouvement, un paradoxe par rapport à l’univers de l’autoroute,
qui est sans cesse en mouvement.
Décembre 2014. Vers Orléans, sur l’A10.
14h environ.
Une jeune femme regarde une carte routière
sur une table de pique-nique,
sur un parking d’aire d’autoroute.
Elle est seule et sans doute perdue.
Un appareil jetable Kodak est posé sur la table en bois.
Ce type d’appareil est un objet en voie de disparition et que l’on n’utilise
quasiment plus aujourd’hui. Cette accessoire rend l’image
difficle à dater et la jeune femme devient un peu intemporelle, hors du temps.
À cause du vent, elle a sans doute du mal à lire la carte.
Elle est perdue, seule et ne peut pas lire la carte.
Je suis témoin de cette situation sans issue et cela me fait sourire .
Date inconnue.
Heure inconnue.
Résidu ou négatif de Polaroïd.
Mon projet joue sur l’idée du fantasme,
du road-movie fabriqué, d’un voyage qui n’a pas eu lieu,
d’un long voyage en voiture, de nuit.
J’ai essayé de créer des images «entre deux» pour exprimer
ces états de flottement. On ne sait pas si ce sont des images
qui se révèlent ou qui disparaissent, ce sont des images
fantômes, sur le point de mourir ou de naître. Pour se faire, j’ai gardé
les résidus de Polaroïds que j’ai ensuite scannés.
J’ai photographié ainsi certains plans (en faisant un arrêt sur image)
de films cultes qui ont marqué mon enfance et qui ont influencé mon projet .
Ici, c’est un plan de «Rencontre du troisième type» de Steven Spielberg.
Mars 2014. Vers Tours, sur l’A10.
2h du matin environ.
Nous sommes partis avec mon assistant
(Matthias Pasquet) pendant quatre jours dans
un hôtel qui était «planté» sur l’Autoroute A10.
Pendant ces quatre jours, nous nous sommes totalement
immergés dans l’univers de l’autoroute sans jamais en sortir.
Nous avons roulé indéfiniment en faisant des allers-retours le jour,
et marché des heures durant, la nuit, dans des champs alentours,
des zones abandonnées, des parkings.
Nous avons mangé des sandwichs «triangle» et bu du Coca-Cola
pendant ces quatre jours et dormi dans des lits superposés.
Cette image reflète assez bien cet état second que l’on a
ressenti. Entre l’ennui, la nuit et le jour, le bruit continu des voitures,
le silence de la chambre, une sensation d’enfermement et l’angoisse
un peu sous-jacente de ne jamais trouver la sortie.
Dans cette chambre exiguë, nous avions décidé de laisser la télé allumée en permanence, 24h sur 24. Elle n’y diffuse rien, que du déchet, du vide, de la neige
télévisuelle et ce qui se passe en «hors-champ» est aussi vide que dans le cadre.
Avril 2014. Vers Chartres, sur l’A10.
10h du matin environ.
Ce jour là, c’était mon assistant qui conduisait.
j’étais donc à la place du passager.
Il y avait ce matin-là une brume épaisse sur l’A10.
Et nous avons doublé ce camion avec cette vieille
Mercedes jaune. Comme une voiture-avion d’un autre
temps. Elle fait partie de ces images de la série où
l’on ne sait pas trop si c’est une vision ou la réalité.
Décembre 2014. Endroit inconnu.
22h environ.
Cette lumière rouge renvoie au néon de bar,
à la lumière urbaine, au sang peut être.
Grâce à ce bout de volant visible dans l’image,
on sait que la scène se passe dans une voiture,
mais le contexte peu distinct (le fond noir) ne permet pas de savoir
où cette voiture est garée. C’est à celui qui regarde l’image
de s’inventer sa propre histoire.
C’est peut être une femme ?
Il y a en tout cas ce vernis sombre sur cette main posée.
Elle attend sans doute quelque chose.
La posture et la position de sa main nous dit
que c’est sans doute une femme qui ne plaisante
pas.
Mai 2014. Vers Paris, sur l’A10.
01h du matin environ.
C’est une mustang rouge GTA de 1967 qui brûle
dans la nuit. C’est l’une des dernières images
de la série et du livre «Troubles». Elle clôt l’histoire.
Est-ce un accident ?, un délit ?
J’aime bien que les flammes deviennent image
et que la combustion devienne sculpture.
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Exposition Julien Magre, Galerie Le Lieu, Lorient (Morbihan), du 27 janvier au 16 avril 2017