La marquise ne sort plus à cinq heures, mais à minuit – écrire selon Noël Herpe, ou l’horizon du présent

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Copyright Aurore Bagarry

Noël Herpe, écrivain, cinéaste, professeur d’université, spécialiste notamment d’Eric Rohmer, René Clair et Sacha Guitry, est un homme dont la grande culture n’a pas éteint l’innocence, ou le goût de la drôlerie.

Développant une œuvre de diariste publiée par Thomas Simonnet dans la collection L’Arbalète chez Gallimard, égaré dans un temps qui n’est pas le sien, Noël Herpe déploie une écriture d’autant plus touchante qu’elle cherche à ne pas rester prisonnière d’une rêverie sur le passé, afin d’atteindre véritablement l’inconnu du présent.

Considérant le théâtre comme une précieuse possibilité d’incarnation, le travestissement est pour lui une façon de faire pirouetter les notions de réalité et de masque, et de réenchanter le quotidien.

Nous nous sommes rencontrés dans les salons confortables d’une gare parisienne, entre arrivée et départ.

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Vous avez intitulé votre journal des années 2014-2015, Objet rejeté par la mer, soit, si je vous crois, la signification étymologique de votre nom de famille. Est-ce une déclaration d’ordre psychanalytique (l’enfant rejeté par sa mère) ? Un point de départ ? Une butée ? Une fantaisie offerte à vos lecteurs ?

Cette étymologie est tout à fait sérieuse. Je crois que mon nom de famille signifie aussi filets de pêche. J’ai découvert l’origine de mon nom dans le Littré. J’ai trouvé intéressant que mon patronyme exprime quelque chose de ma vie. Je trouve que le titre du livre Objet rejeté par la mer correspond bien à son aspect à la fois décousu et cohérent, à la volonté de se laisser glisser au fil de l’eau comme un pur objet, en perdant toute dimension de sujet, d’être comme une chose, c’est-à-dire de ne plus être soi mais de se laisser ballotter au courant du monde, et peut-être par ce détour de rejoindre une certaine forme d’enfance, ce qui était mon horizon avec ce livre.

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Vous évoquez de façon récurrente votre psychanalyste.

Oui, et l’on peut faire toutes les interprétations psychanalytiques que l’on veut. En accord avec mon éditeur, j’ai décidé de mettre une photographie de moi enfant sur la couverture du livre, avec ma mère, à Cancale, ce qui correspond à toute une mythologie familiale qu’il n’est pas utile de développer ici. Je trouve que le titre de mon livre est beau, tout simplement, même s’il y a peut-être un côté un peu pompeux. Pourquoi toujours chercher du sens derrière le sens ?

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Votre pratique de diariste est-elle bien antérieure à la publication de ce livre ?

En fait, je suis assez incapable d’écrire autre chose que sous la forme d’un journal, ayant moi-même été journaliste-pigiste à Libération, puis à Positif, etc. J’ai d’ailleurs repris un certain nombre de mes articles dans le livre intitulé Journal d’un cinéphile publié chez Aléas en 2009. Le journal est la formule qui me convient le mieux, même si elle passe pour désuète, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Hormis Thomas Simonnet chez Gallimard, qui est un éditeur exceptionnel, si vous vous présentez chez un éditeur avec l’intention de faire publier votre journal, vous serez immédiatement reconduit à la porte. Dans les années 50, qui est une période que j’apprécie beaucoup, les Julien Green et André Gide publiaient leur journal après avoir été célébrés pour leur œuvre romanesque.

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L’entrée en littérature par le journal est effectivement un vrai défi. Qui sont vos diaristes de référence ?

Paul Léautaud par exemple. J’écris des journaux depuis l’âge de vingt ans. Après en avoir lu des extraits, mon ami Michka Assayas m’a conseillé de les mettre en forme, et de présenter mes choix à un éditeur, ce que j’ai fait, après tout un travail de montage. Mon travail spécifique est en quelque sorte une œuvre de sculpteur, puisqu’il fallait sculpter l’objet pour lui donner une forme littérairement satisfaisante. Je suis hostile à l’idée de réécrire un journal, je trouverais cela d’une malhonnêteté totale. Il convient cependant de savoir couper, doser, monter, ce qui s’apparente à un travail de cinéaste que je connais et que j’ai pratiqué par ailleurs, et qui est peut-être, dans la construction d’une unité formellement cohérente, ce qu’il y a de plus passionnant.

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A travers la forme journal, votre projet est-il avant tout de nature autobiographique et rétrospectif ?

Il y a dans mon journal des moments effectivement autobiographiques, où je raconte l’histoire de ma famille ou ma propre histoire. J’ai d’ailleurs commis le livre Mes scènes primitives (Gallimard, 2013), qui est purement autobiographique. J’aime injecter de l’autobiographie dans le journal, vous avez raison, même s’il s’agit pour moi aussi et avant tout peut-être du lieu de la divagation, de la rêverie, du fantasme. Quand j’ai remonté ce qui est devenu Journal en ruines (Gallimard, 2011), j’ai en effet cherché à tirer quelque chose du chaos autobiographique. Avec Objet rejeté par la mer, je me suis remis au journal avec l’intention d’en faire un livre, donc avec des thèmes, des échos. J’avais l’impression d’aller vers une sorte d’apprentissage du temps présent, pour me permettre de ne plus être prisonnier du passé, et de m’offrir la chance d’aller vers l’inconnu. Je n’ai pas conçu la structure du livre a priori, mais il y a un fil rouge que j’ai tiré, qui est de l’ordre du récit.

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Dissimulons ! (éditions Plein Jour, 2016) n’est d’ailleurs pas un journal. Vous êtes donc capable d’écrire sous une autre forme.

Oui, mais c’est avant tout le fruit d’une commande. J’y étais contraint et forcé, avec le couteau sous la gorge. Quand Florent Georgesco m’a demandé de faire ce livre, j’ai d’abord accepté puis renâclé devant l’épreuve que constitue l’écriture d’un récit autobiographique. Finalement, je lui suis très reconnaissant de m’avoir forcé la main et la plume, même si je ne le referais peut-être pas spontanément. Ma nature me porte plutôt vers les écritures fragmentaires, erratiques. Chaque fois que je me suis lancé dans un projet de récit, je me suis très vite ennuyé. Avec Dissimulons !, c’était spécial, puisque c’était un livre très court, écrit en un mois sur un thème très précis. Je ne me vois pas écrire un livre foisonnant avec quantité de personnages, et en même temps je n’y crois pas trop. Quand je vais en librairie, le roman français ne m’intéresse pas énormément. Je peux aimer des écrits expérimentaux, ou autobiographiques, mais en tant que Français j’ai du mal à croire qu’on puisse encore écrire, même si d’autres l’ont dit avant moi, « la marquise sortit à cinq heures ». De telles formules ne sont plus de notre âge, cher monsieur. Cependant, je pense que le cinéma n’a pas encore épuisé son pouvoir de fiction. Quand je fais des films, à mon modeste niveau, j’ai plutôt envie de raconter des histoires.

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Vous aimez les écrivains proches du théâtre tels que Sacha Guitry ou Marcel Pagnol.

Oui, car j’aime les scènes, les situations poussées à l’extrême. J’aime une certaine forme de comique ou de pathétique. Il est possible que je sois un auteur dramatique frustré.

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Dissimulons ! est construit comme une satire du milieu universitaire de province, pensée comme une succession de scènes.

En effet. Ce qui m’intéresse dans la vie est la théâtralité, l’état d’esquisse, les petites choses que l’on voit dans la rue, et que j’ai d’ailleurs retranscrites dans Objet rejeté par la mer. Le fictionnel à l’état latent me plaît beaucoup, sans que je ressente le besoin de m’y appesantir. C’est pour moi une manière ludique d’appréhender la vie.

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Vous avez déclaré aimer la culture de droite. Seriez-vous un anarchiste de droite ou un adepte de ce que la Nouvelle Vague a pu appeler en s’en moquant « la qualité française » ?

Il est certain que je ne suis pas un spécialiste de la modernité, même si je pense qu’il n’y a absolument aucune dimension politique dans ma nostalgie ou mon goût du passé. Je peux aimer aussi bien des écrivains de droite comme Montherlant, que bien d’autres sur l’échiquier politique. Je n’aime pas les étiquettes. Je lis actuellement Aragon ou Victor Hugo, qui ne sont pas spécialement des hommes de droite. Balzac oui. J’aime Dumas, mais Dumas est-il de droite ? Ce qualificatif ne tient pas vraiment. Je préfère qu’on dise que j’aime les écrivains du passé. Est-ce qu’aimer le passé signifie être de droite ? Je n’en suis pas sûr, vaste question. Je ne me considère pas du tout comme un réac, et je ne passe pas ma vie à lire Drieu et Brasillach. Est-il réac d’aimer Proust ? Je ne veux surtout pas me laisser enfermer dans ce qualificatif. Pour moi, il y a surtout le sentiment que la poésie est liée au passé, mais je ne fais absolument pas l’apologie de la France des chaumières et des clochers. Je suis horrifié par l’extrémisme. Je me souviens d’un très bon article de Thomas Clerc au moment où Renaud Camus affirmait ses positions d’extrême-droite. Il disait qu’il était dommage que Renaud Camus ait abandonné les ambiguïtés de la littérature pour tomber dans la vulgarité de l’idéologie. Certes, l’avenir ne me fait pas beaucoup fantasmer, le présent peut-être davantage, mais le passé énormément. Il n’y a pas de grande littérature sans méditation profonde sur le passé. J’ai lu cet été Les Trois Mousquetaires puis Vingt ans après. J’ai préféré de loin le deuxième volume pour sa dimension élégiaque. La distance qu’introduit ce livre par rapport aux Trois Mousquetaires est source de poésie. J’aime beaucoup les réminiscences du passé dans le présent. Etre par exemple à Marseille, et penser soudain à mon père il y a plus de cinquante ans. Mon horizon est d’arriver vers le présent, mais ma matrice est indubitablement le passé. C’est peut-être aussi ma névrose, allez savoir. J’aime chez Claude Simon ou Annie Ernaux, que j’adore, cette dimension omniprésente du temps qui fait d’eux des écrivains de premier plan. Force est de constater que dans la société actuelle de la tyrannie du présent, cette dimension de rêverie sur le temps qui est la mienne paraît très décalée.

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Il y a d’ailleurs chez vous le goût assez voluptueux d’un certain déphasage.

J’ai le goût du paradoxe, du chemin de traverse, qui est sûrement un peu pervers, mais je l’assume tout à fait. J’aime aller chercher ce qui sort des sentiers battus et court-circuiter les catégories littéraires ou cinématographiques admises.

Tout en étant très attentif à l’art du dialogue.

Oui, j’ai notamment défendu quelqu’un comme René Clair, qui n’est plus du tout à la mode, après avoir été un des plus grands. J’aime en lui le goût du silence. Dans le cinéma, j’aime les cinéastes qui ont une dimension littéraire, d’ironie et de raffinement. Eric Rohmer, Max Ophüls sont des cinéastes qui m’enchantent.

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Rohmer est véritablement l’une de vos figures tutélaires.

Oui, j’ai beaucoup écrit sur Rohmer, qui est quelqu’un qui part avec une très grande culture littéraire, et qui se déleste peu à peu pour aller vers une dimension plus contemporaine, pour filmer le monde extérieur, les jeunes femmes, et les années 80, 90 et 2000. Je me reconnais assez dans ce parcours, que j’évoque dans le livre avec Antoine de Baecque, Eric Rohmer biographie (Stock, 2014), c’est-à-dire cette manière dont il s’est servi du cinéma pour se guérir d’une vocation littéraire frustrée afin d’accéder au présent, et donner à voir un monde qui est aux antipodes du sien, lui qui était d’abord très conservateur, royaliste, coincé. J’aime cette idée de créer une œuvre qui va vous déposséder de ce que vous croyez être, ce qui rejoint ce que je développais à propos d’Objet rejeté par la mer. Il y a ce devenir-objet chez Rohmer, une façon de se libérer de son intelligence pour être un pur regard et devenir le personnage qu’il filme. Quand il filme Marie Rivière dans Le Rayon vert, il déclare : « Le cœur féminin, je le sens en moi. » Il a envie de devenir ce qu’il filme. Il a fini par ce film magnifique qu’est Les Amours d’Astrée et de Céladon, où le jeune homme est tellement amoureux qu’il finit par devenir fille pour se rapprocher de celle qu’il aime.

Ce qui nous mène au thème du travestissement qui vous est cher.

Il est vrai que j’aime ou ai aimé m’exposer, me montrer en collants et en talons hauts, afin de faire rentrer une forme de théâtralité dans le quotidien, dans la rue. D’une certaine manière, je devenais un personnage de fiction entrant dans la vie réelle. Je le fais moins maintenant. Je me réclame volontiers de la démarche de Michel Journiac, parce qu’il y a  chez lui quelque chose qui est tout à la fois chrétien et très drôle.    

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Vous avez cité Flaubert, qui rêvait d’être capable d’« écrire sur rien ». J’ai l’impression que vous avez la même ambition.

Oui, je revendique tout à fait cette phrase. Avoir un sujet, donc un projet, m’ennuie. Je préfère à ces deux termes celui d’objet. Pour l’écriture d’Objet rejeté par la mer, aller le matin dans les cafés, écrire sur tout et sur rien, m’intéresser aux autres, aux discussions des gens, à une certaine vulgarité ambiante, a été une expérience quasi spirituelle, celle de me laisser envahir par le monde, et de me défaire d’une mythologie personnelle que j’évoque assez longuement dans les premières pages du livre.

Vous citez dans votre journal cette phrase d’Annie Ernaux : « Ecrire, c’est jalouser le réel. » Comment la comprenez-vous ?

Je l’entends dans le sens inverse où je la cite, parce qu’au moment où je la cite, je me sentais dans un état de jalousie par rapport au jeune homme avec qui je vis, que j’appelle Edouard dans le livre, et qui suscitait en moi des angoisses de ce type. Comme le narrateur proustien, j’ai senti que lorsque l’on est jaloux, on devient spontanément un écrivain, parce qu’on se met à produire du signe, du sens, à essayer de déchiffrer une image dont on ne perçoit pas tous les éléments. La première forme de l’écriture est peut-être la jalousie. J’ai retourné la formule d’Annie Ernaux : écrire, c’est jalouser le réel, mais jalouser est déjà une forme d’écriture.

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Propos recueillis par Fabien Ribery

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Noël Herpe, Objet rejeté par la mer, éditions Gallimard, collection L’Arbalète, 2016, 200p

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Site des éditions Gallimard

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 Grand merci à Aurore Bagarry pour l’utilisation des images de ses séries :

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– Quelle Histoire !http://aurorebagarry.com/index.php/project/quelle-histoire/

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Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. anniesoulet dit :

    Magnifique réflexion sur l’écriture.
    Annie

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