Il flotte, autour de l’astre noir Jean Eustache, une aura de beauté et de maléfice faisant de lui, aux côtés de Jean Vigo, l’une des personnalités les plus singulières du cinéma français.
Mort par suicide à l’âge de quarante-deux ans, l’auteur de l’invisible La Maman et la putain – les droits d’exploitation sont bloqués par son fils – fut un dandy, volontiers décrit comme réactionnaire, pour qui l’art apparut tout autant comme une possibilité de salut, que comme un poison.
« Le but que j’ai essayé d’atteindre depuis mon premier film, c’est de revenir à Lumière. J’ai toujours été contre les techniques nouvelles. Je suis peut-être réactionnaire, mais je crois être en cela révolutionnaire. »
Grand prix du jury au festival de Cannes en 1973, La Maman et la putain est de ces films (durée de 3h40) dont on ne ressort pas indemne, parce que, écrits du point de vue d’une immense solitude, on ne peut rien opposer à leur déchirante lucidité.
Film brûlant, film de cendres, La Maman et la putain offre à Jean-Pierre Laud (Alexandre), Bernadette Lafont (Marie) et Françoise Lebrun (Veronika), pris au piège d’un triangle amoureux douloureux, l’occasion d’un jeu porté par un flot verbal disant bien toutes les impasses d’une époque héroïque où fut tentée la réinvention de la notion de couple.
Pierre Lhomme est à la photo, et se rappelle avoir travaillé avec Bresson. Le casting est parfait (cinquante pour cent du boulot, disait Renoir). Bob Rafelson l’ami américain a prêté 300 000 francs – qu’il ne récupérera jamais -, les bouteilles de Jack Daniel’s sont achetées, on peut tourner.
Règle numéro 1, qui vient de Pagnol : « Quand c’est bon au son, c’est bon à l’image. » – Eustache privilégiera toujours le son direct.
Directement touchée par la façon dont Jean Eustache a mis en scène dans son film l’échec de leur union, sa compagne Catherine Garnier se suicide quelques jours après la première projection de cette œuvre, en laissant ce mot : « Le film est sublime, laissez-le comme il est. »
Aujourd’hui, Luc Béraud, son assistant (La Maman et la putain, Mes petites amoureuses, Une sale histoire), témoin privilégié de la méthode de travail et de la personnalité de Jean Eustache, son ami, se souvient.
Dans un livre intitulé sobrement Au travail avec Eustache, publié conjointement par l’Institut Lumière de Lyon et les éditions Actes Sud, celui qui fut aussi le premier assistant d’André S. Labarthe, de Marguerite Duras, d’Alain Robbe-Grillet et de Jacques Rivette, revient sur les conditions concrètes de la genèse d’une œuvre qui fut de l’ordre d’une météorite dont la noirceur lumineuse bouleversa ceux qui eurent la chance de comprendre qu’elle était moins portée par un désir de représentation que de révélation.
Jean-Pierre Léaud sur le tournage de La Maman et la putain ? « Les longues tirades de plusieurs minutes lui posent des problèmes de mémoire et on le voit en permanence se réciter les scènes à voix basse. Il mélange vodka et chocolat, et trimballe toute une pharmacie pour l’aider à retenir son texte, qu’il me demande souvent de lui faire répéter. »
Plus loin, Eustache recherchant « le point de rupture » : « Quand il est tendu, anxieux ou de mauvaise humeur, Jean est très dur avec Léaud. A la moindre erreur de texte, il fait arrêter la caméra. (…) En réagissant de cette manière, Eustache crée une urgence et une conviction dans le jeu de Léaud qui sera pour beaucoup dans la force du film. »
Le récit de tournage est passionnant, qui évoque notamment la réaction de l’équipe après la vision d’un premier montage : « Le film a une force incroyable et sa durée amplifie la puissance des monologues – les trois personnages se parlent à peine, ils soliloquent. Un incroyable vent de solitude et de douleur plane sur eux. Les mêmes lieux, les mots répétés, l’alcool toujours présent, les scènes d’amour orchestrent un ressassement continuel d’individus qui tournent en rond, prisonniers de leurs hantises. Dans ce film, l’amour n’est pas gai, c’est une souffrance. »
Le cinéaste ayant fait scandale au festival de Cannes tournera ensuite Mes petites amoureuses, Une sale histoire, et les courts métrages Le Jardin des délices de Jérôme Bosch, La Rosière de Pessac, Les Photos d’Alix et Offre d’emploi.
Le 5 novembre 1981, Jean Eustache, qui vouvoyait les gens et tutoyait ses maîtresses, se tire une balle de revolver dans le cœur.
« C’est peut-être parce que pour Jean il n’y avait plus de cinéma qu’il a mis fin à sa vie. »
La Maman et la putain n’est passé que quatre fois à la télévision depuis sa création, ceux qui découvriront ce film demain trouveront un trésor caché dans le ventre d’une baleine appelée cinéma mondial.
On peut toujours essayer de rencontrer Jean-Jacques Schuhl au Rosebud à Montparnasse, et parler avec de l’étoffe des héros, et des roses poussières.
Se souvenir d’Alexandre/Léaud, définitif : « Les femmes qui sont avec des types bien les quittent toujours pour des minus. »
Luc Béraud, Au travail avec Eustache (making of), Institut Lumière / Actes Sud, 2017, 272p
Rétrospective intégrale Jean Eustache à la Cinémathèque française, Paris, du 3 au 21 mai 2017