Marc Pautrel pratique un genre de littérature empathique à la fois très intelligent et agréable à lire.
Après un texte consacré à Pascal (Une jeunesse de Blaise Pascal, Gallimard, 2016), le voici en communion avec un autre génie, Jean-Siméon Chardin, peintre du roi, membre éminent de l’Académie royale de peinture et de sculpture.
A la façon d’un Jacques de Voragine laïc, Marc Pautrel invente la légende véritable du fils d’un menuisier du Roi ayant commencé à peindre à dix-huit ans, et ayant découvert très vite les lois de la survivance en peinture.
Voyez avec lui ce lièvre mort : « Il n’a pas voulu le faire ressemblant, il a voulu le faire vivant. Le faire mort et vif à la fois, oui, c’est exactement ça : être dans la même seconde vivant et mort, absent et présent. »
Les chapitres sont courts, et leur délicate palpitation entraîne aisément la rêverie.
Le ton est doux, il est d’un ami.
Cet homme-là nous devait la vérité en peinture, et sut nous la dire : « Le monde est un triangle. C’est une géométrie, un équilibre parfait et très secret, un nombre d’or sans cesse recommencé. »
Jean-Siméon Chardin peint la vie parfaite.
Peint une raie pendue au mur, un pichet de terre, un coing, une perdrix, une tabagie, des noix, une brioche au beurre, des oignons.
« Le vide les protège et les célèbre à la fois. »
Ce sont des hypotyposes modestes et essentielles.
Ce sont des exercices spirituels.
A vingt-quatre ans, il se marie à l’église Saint-Sulpice avec Marguerite, femme exquise, épouse exceptionnelle.
Mais, qu’est-ce qu’un mariage pour lui ? « Retourner la réalité en sa faveur, en leur faveur à tous deux. »
Un petit garçon, Jean-Pierre, naît onze mois plus tard, puis sa sœur, Marguerite-Agnès, qui mourra à dix-huit mois, quelques semaines après sa mère, de santé fragile.
L’amour que portait Chardin à sa femme n’est pas moins fort que celui de Rembrandt à Saskia.
Pour la retrouver, il peindra la vie.
Il peindra l’enfance, il peindra des jeux et la joie calme de la lumière dans les yeux.
Il est admiré, gagne de plus en plus d’argent, parle d’art et d’or avec le sculpteur Jean-Baptiste Pigalle.
Homme des Lumières, grand ami de Denis Diderot, Chardin peindra le feu intérieur, qui dissout l’erreur, et laisse s’épanouir la clarté.
Louis XV le reçoit, il est pensionné.
La chance lui sourit. Il épouse le 26 novembre 1744 la très fortunée Françoise-Marguerite Pouget, veuve d’un mousquetaire du Roi. L’argent n’est plus du tout un problème.
Meurt de nouveau une petite fille.
Jean-Pierre a grandi, mais il va mal, se dépense dans une mauvaise vie, est enlevé par des pirates au large de Gênes, puis disparaît dans un canal de Venise.
La solution comme toujours ? La peinture.
Installé au Louvre, Chardin « peint moins de tableaux, mais ils sont chaque fois plus retentissants. »
Il vieillit – hydropisie, arthrose, ophtalmie, des bêtises, des embêtements.
La solution ? Peindre au pastel comme son ami Quentin de La Tour.
L’art de vivre est un art de l’adaptation. Tenir son axe dans la métamorphose.
En cela, Jean-Siméon Chardin est très doué.
Une révolution se prépare en France.
Elle sera faite par des voluptueux.
Il n’est pas impossible qu’un peintre de natures mortes y ait contribué.
Marc Pautrel, La sainte réalité, Vie de Jean-Siméon Chardin, collection L’Infini, Gallimard, 2017, 164 pages
Acheter La sainte réalité sur le site leslibraires.fr