
La Mission Photographique de la DATAR (1984-1989), telle que menée sous la direction conjointe de Bernard Latarjet et François Hers, est un exemple remarquable de ce qu’autorise la puissance publique lorsqu’elle développe ses ambitions.
Commande institutionnelle de photographies ayant pour thème « Représenter le paysage français des années 1980 », cette Mission, demeurée fameuse pour la qualité exceptionnelle des travaux rassemblés, et la confiance des décideurs politiques envers le rôle de l’artiste dans la société, concerne d’abord les œuvres de quinze artistes, jeunes auteurs ou photographes renommés, français ou étrangers.
Appartenant au premier groupe de photographes sollicités (Sophie Ristelhueber, Pierre de Fenoÿl, Christian Milovanoff, Raymond Depardon), l’Italien Gabriele Basilico (1944-2013) décide de photographier la côte française, entre Bray-Dunes et Le Mont-Saint-Michel, entreprenant alors un voyage de plus de quatre-cents kilomètres commencé à la lisière de la frontière belge.
L’objectif n’est pas d’effectuer un reportage de magazine, mais de tenter de dessiner, à la chambre, lentement, dans des images de grand format, un territoire considéré tout à la fois comme paysage commun et comme monde intérieur.
Apparaissent dans un noir et blanc très expressionniste, presque fantastique parfois, des ports, des habitations des quais, des installations industrielles, des architectures desquelles les humains semblent s’être absentés, telles des abstractions métaphysiques superbes de vides et de solitudes.
Les rues sont désertes, les ciels menaçants, les eaux profondes et dangereuses comme le fleuve Léthé.
L’influence de l’objectivisme allemand tel que pensé et déployé en images par Bernd et Hilla Becher est bien sûr perceptible, que l’on soit au Havre (bâtiments remarquables d’Auguste Perret et Oscar Niemeyer) ou Boulogne-sur-Mer, mais il y a plus qu’une recension documentaire des formes données par l’imagination humaine aux franges de mer, il y a un art en liberté révélant une expérience existentielle fondamentale, une émotion d’apparence froide, mais pourtant brûlante, des atmosphères organisant la rencontre de Canaletto et Giorgio de Chirico, soit tout un théâtre de présences tangibles et cependant fantomatiques.

Si la volonté d’archivage est certaine, la dimension anthropologique des images du photographe italien s’avère néanmoins première dans un travail questionnant la place de l’être humain dans des lieux imposant leur pouvoir d’autonomie, et semblant avoir dévoré leurs créateurs eux-mêmes.
Si Gabriele Basilico hérite de Walker Evans, il est aussi sans nul doute le fils spirituel de l’Antonioni du Désert rouge.
Sous son objectif, Dunkerque est ainsi représentée comme une planète inconnue, fascinante, hostile, anthropophage.

Les éditions italiennes Contrasto offrent aujourd’hui une quatrième édition d’un livre publié une première fois en 1990, Bord de mer, comprenant 71 photographies, accompagnées de 135 images de petit format sélectionnées parmi les 1800 clichés répertoriés par le maestro.
Edition préparée par Gabriele Basilico peu avant sa mort, ce livre peut être vu/lu comme un testament spirituel d’un artiste ayant arpenté les rives de France comme il découvrit Beyrouth, Berlin, Milan, Naples, Istanbul, Rio de Janeiro ou Shanghai, avec la souveraine liberté d’un homme pour qui la solidarité des solitudes aura constitué le plus beau des paysages.
Gabriele Basilico, Bord de mer, sous la direction de Angela Madesani, textes de Bernard Latarjet, Roberta Valtorta et Gabriel Bauret, traduction pour l’italien Dominique Vittoz, Editions Contrasto, 2017, 156 pages