Fabrice Gabriel est un écrivain rare, ayant publié quatre livres en quinze ans, L’Homme ouvert (Fautrier), Fuir les forêts (2006), Norfolk (2010), et Une nuit en Tunisie, ces trois derniers volumes pouvant être considérés comme les panneaux d’un polyptique en cours de construction.
Livre d’absences et de répétitions, Une nuit en Tunisie, où Gustave Flaubert est souvent cité, fait songer à la fameuse ambition de l’auteur de Salammbô et de L’éducation sentimentale d’être capable d’écrire sur rien, c’est-à-dire sur tout quand le style prend son envol.
En 1990, Janvier, le narrateur d’une longue nuit jazzée de plusieurs mois d’inspiration autobiographique (neuf chapitres ponctuées de neuf Nuits filles de Mnémosyne) est nommé comme coopérant à Sidi Bouzid, ville moyenne du centre de la Tunisie où vingt ans plus tard commencera, par l’immolation par le feu d’un modeste vendeur de rue humilié, l’ère des Printemps arabes.
En 1990, la Première Guerre du Golfe n’a pas encore eu lieu, puis commence, soit le vide, puis le spectral, puis l’oubli.
Sidi Bouzid en 1990 ? « Comme une sous-préfecture d’autrefois, avec ses hommes au café, leurs pantalons en lamé ou en toile de quasi-moquette, leurs chemises blanches échancrées, chaînes en or, moustache et rouflaquettes. Etrangement, c’était là l’équivalent de la Normandie des années soixante-dix, celle de Flaubert transposée au vingtième siècle, aux portes aussi du désert. »
Roman d’apprentissage – connaître le désert -, Une nuit en Tunisie est un ensemble de fragments tissant des thèmes et figures revenant de façon récurrente : Serge, l’ami latiniste ; le vieux Curt ; Ali Belchi ; Kader le cuistre ; l’Enéide de Virgile ; l’Irak de Saddam Hussein (en attendant les barbares) ; Le Corbusier ; le voyage de Paul Klee en Tunisie en 1914 ; Carthage ; Tintin : le pianiste Bud Powell ; Jean-Pierre Chevènement ; Don Quichotte ; l’auteur de La vie mode d’emploi.
Livre perecquien par sa façon de réactiver la mémoire par l’esthétique du jeu, de la sérialité, du déplacement, de la fiction, de l’hypertexte, Une nuit en Tunisie est une œuvre sur le temps, qui passe, qui ne passe pas, ou qui apparaît comme un exotisme.
Les souvenirs reviennent (la salle de cinéma de Bouzid, Mikhaïl Gorbatchev, des lettres, Elephant Man), lentement, comme une teinte presque neutre, quand le progrès est un ange de visitation décrit par Walter Benjamin, avançant inexorablement, poussé par le vent de la catastrophe, ces ruines accumulées par l’effondrement du passé.
La guerre approche, James Baker et Tarek Aziz se sont rencontrés vainement à l’hôtel Intercontinental de Genève, le monde va basculer (déclenchement des bombardements à l’heure du JT du soir de CNN).
A Bouzid, la vie ordinaire continue, tel un long oratorio coupé d’extraordinaire télévisé.
C’était il y a vingt-sept ans, et il faut bien un peu de littérature pour tenter de comprendre quelque chose à cette époque anténumérique où vécut, dans un pays d’étrangeté, un jeune français désarrimé, fors sa passion pour la bibliothèque, et les standards de jazz.
« Dans sa version de studio enregistrée en 1950, la composition de Bud Powell intitulée Oblivion dure à peine deux minutes et deux secondes, et on dirait que c’est la vie qui tient là, sur une courte plage, au piano. »
Fabrice Gabriel, Une nuit en Tunisie, éditions du Seuil, 2017, 204 pages