Spud, de Brian Griffin, photographe né à Birmingham en 1948, est une série troublante et sophistiquée (livre éponyme chez Filigranes Editions) constituée à l’issue d’une résidence de création à Béthune, mêlant pommes de terre (la gigantesque usine McCain et ses 1700 tonnes de frites industrielles quotidiennes), champs de batailles de la Première Guerre mondiale (pertes considérables de l’armée britannique durant la Bataille de la Somme), jeu de Cluedo et ambiance fantastico-postmoderne à la Twin Peaks.
Spud signifie dans la langue du peuple anglais « pomme de terre », mais c’est aussi l’un des surnoms donnés aux soldats durant la guerre (Spud-Mutt).

Spud-Mutt ou Tommy ou La Troubade ou Ragout-Mutt ou Mick ou First Juice ou L’Arroseur ou Brian Griffin (liste complète dans l’ouvrage, en prologue du prologue).
Posée sur un coussin en poils blancs, la pomme de terre est voluptueuse, qui s’est nourrie du sang des morts pour notre plus grand plaisir.
Spud est étrange, construit comme une fiction indéterminable.


Des personnages posent, mais ce sont peut-être des figures d’un jeu vidéo guerrier.
La surréalité est omniprésente, drôle, inquiétante, et l’on rit jaune si l’on n’a pas perdu sa mâchoire dans quelque combat intérieur (vérifiez bien) – dans sa série Sliced bread, Brian Griffin avait recouvert de pain de mie le dos d’ouvriers.
Chez lui, le corps est un effet du cerveau, une surface de mise en scène, proche de l’absurde et du grotesque.
Un homme, accroupi, la tête enceinte d’une structure triangulaire, se cache dans la gueule de fer d’une pelleteuse mécanique.

Un autre, en habit de soldat, porte ce même édifice pyramidal dans un champ.
La lumière est forte, il y a probablement des projecteurs, c’est un plateau de cinéma.
La liste des protagonistes mêle humains et non-humains dans une juxtaposition très jubilatoire : des militaires, un œil en gélatine, une patate.
Il y a chez Griffin un mélange de douce cruauté, du bric-à-brac de série Z (hommage à mon ami Jean-Jacques Rousseau, cinéaste belge de l’absurde, assassiné par l’un de ses acteurs) et rire bouffon – la pantomime Where have all the young men gone, où un homme étendu (Griffin/Marcel Mariën) est recouvert d’une croix de bois.

A La Bassée, près de Lille, l’artiste photographie des Somnambules au travail – le sommeil de la raison n’engendre-t-il pas des monstres ?
La rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection produit ici une grenade amniotique, un gant de fer, un tubercule.
Souriez, vous êtes filmés, en costume trois pièces ou bleu de travail.
Baiser au Christ voilé comme à la scie de chantier, ou au ruban adhésif, ou au saxe ténor d’un tube en fer pour l’industrie du bâtiment.

Brian Griffin chorégraphie des tensions, des accords bilatéraux hypocrites, des martyrs du travail, des illuminés (séries Capitalist Realism et Of Rocket men and postmodernism).
Un bébé pleure dans un champ, c’est une petite pomme de terre abandonnée.
Rendez-vous à Béthune pour savoir qui a tué Laura Palmer.
Brian Griffin, Spud, conversation (anglais/français) entre Anne Braybon, Federica Chiocchetti, François Hébel, Brian Griffin et Valentine Umansky, Filigranes Editions, 2018, 224 pages – 135 photographies couleur et noir & blanc
(En fin d’ouvrage, on peut découvrir l’abondante et inattendue autoproduction éditoriale de Brian Griffin dans les années 1970. Martin Parr y a été sensible. Avis aux chercheurs et découvreurs de nouvelles variétés de pommes de terre.)
Exposition Labanque (Béthune), du 17 mars au 22 juillet 2018