

Dark Cities, du photographe et architecte singapourien Shyue Woon, est un objet de haute beauté, sophistiqué, noir et lumineux telle une nuit interminable trouée d’apparitions.
Cet objet astral se présente sous la forme de trois volumes, ou modules, ou capsules, réunis sous boitier cartonné.

Il s’agit donc d’une trilogie, initiée en 2014, prenant pour sujets les villes de Singapour, Tokyo et Seoul, soient l’espace d’un parking automobile vécu comme un lieu de transition entre l’enfer et le paradis, une sorte de Purgatoire (Singapour), une tour futuriste et angoissante édifiée dans les années 1970 (Tokyo), un quartier peu à peu oublié, pourtant symbole de la modernisation entière d’un pays (Seoul).
Shyue Woon utilise la photographie pour explorer ce qui se joue dans le secret des bâtiments, cette réalité construite devenue autonome, comme un monstre merveilleux et froid.
La fiction s’invite, qui donne des poumons aux ombres, des yeux aux mondes souterrains, des ailes aux murs délabrés.

Dark Cities est en quelque sorte le journal d’une introspection au contact de quelques lieux très inspirants, ordinaires ou remarquables, de trois mégapoles asiatiques, si intimidantes et tentaculaires qu’elles pourraient devenir invisibles.
Chez Shyue Woon tout procède du noir et d’une forme d’indistinction originelle.
Des microfictions s’inventent dans une vision de la ville très cinématographique.

Construction de plans qui sont des scènes pour la pluie, des silhouettes, des matières éclairées par des néons.
Une vitre cassée, des talons aiguilles, des inscriptions sibyllines.
En sous-sol, le parking truffé de caméras de surveillance est une chambre d’échos, un monde propice à la naissance de puissances chtoniennes.

En surface, se dresse une tour, passablement délabrée. Nous sommes à Ginza, quartier chic de Tokyo.
Il y a ici de la rouille, des fils électriques apparents, une bassine, une structure effrayante peuplée d’androïdes étranges, produits de haute technologie et de taches de moisissure.
Que reste-t-il du rêve de l’architecte ?

Voici un bâtiment qui coule, qui fuit de toutes parts, et dont les organes sont malades.
Que reste-t-il des premiers empires ?
A Seoul, un quartier qui fut à la pointe du progrès s’écroule, vieillit mal, se teinte de pauvreté.

Ce lieu de peintures écaillées et de ferrailles est un aquarium sale, un théâtre où la petite race humaine gesticule sous l’œil impavide des poissons qui les contemplent.
Dark Cities explore, en des images construites comme des indices, des espaces intermédiaires, où les humains semblent contraints de se métamorphoser en carpes ou mulets s’ils veulent avoir une chance de survivre à l’instant dernier du déluge.
Shyue Woon, Dark Cities, textes (traduits en anglais, ou pas) de Charmaine Poh, Kevin WY Lee, Kenji Takazawa, Yukiko Nishikawa, Rached Ng, livre publié en collaboration avec Invisible Photographer Asia (IPA), 2018