
Ces images témoignant d’une décennie de luttes (1960-1970) pour les droits civiques dans le sud des Etats-Unis, on ne les verra jamais assez.
La haine est un feu couvert, qu’une étincelle (un aboyeur public, un fin stratège, un fait divers, un people fanatisé, une presse effondrée) peut réveiller à tout instant.
Aussi aberrante soit-elle, pour qui ne distingue pas entre les frères humains, la revendication « I am a Man » rappelle l’effort considérable qu’une population alors sous domination blanche dut accomplir pour qu’on l’assure de sa dignité et de son appartenance de plein droit au destin commun.

La lutte est loin d’être interrompue, tant se battre pour l’égalité, aux Etats-Unis (songeons à l’essor actuel du mouvement Black Lives Matter, « les vies des noirs comptent ») et ailleurs partout dans le monde, est, pour beaucoup, une nécessité quotidienne.
Au Pavillon Populaire de Montpellier (direction Gilles Mora), les combats pour abolir la ségrégation raciale aux Etats-Unis (fin des espaces séparés, droit de vote pour les Noirs) se donnent à lire et réfléchir en cent quarante photographies (catalogue aux éditions Hazan), dont certaines inédites.
Comme pour la Guerre du Vietnam, la photographie joua un rôle majeur dans la prise de conscience de l’opinion publique américaine d’une situation insupportable en ses propres terres.

On a pu rétrospectivement construire une image quelque peu édulcorée de cette lutte, qui fut dure, obstinée, sanglante, radicale, Martin Luther King et Malcom X, leader de Black Panthers, rapprochant peu à peu leurs positions.
Le cercueil ouvert du révérent King assassiné en 1968 a la force d’une icône, c’est à travers lui Che Guevara (tué en 1967) et Lumumba (liquidé en 1961) qui se lèvent encore contre l’injustice.
On comprend à regarder ces photographies qu’acquérir des droits élémentaires demanda un courage politique immense.

Préparer des pancartes, marcher, s’asseoir, ne plus bouger, être prêt à se battre, et à se faire battre.
Les visages sont graves, des lynchages sont possibles, il y en a encore.
Bruce Hilton photographie une femme de 105 ans, ancienne esclave, s’inscrivant sur la liste électorale de Greenville, Mississipi.

De nombreux photographes sont restés anonymes ou méconnus, les voici en corps et actes pleinement inscrits dans la lutte et la rage de tout un peuple : Jim Wallace, Calvert McCann, Winfried Moncrief, Ernest Withers, Spider Martin, Charles Morre, Don Sturkey (liste complète accompagnée de notices biographiques en fin d’ouvrage).
La tension entre la première et la quatrième de couverture (des éboueurs se réunissant devant Clayborn Temple pour une marche solidaire à Memphis Tennessee en 1968/des contre-manifestants à Montgomery, Alabama en 1965) donne le cadre général des luttes politiques ayant alors lieu dans le sud des Etats-Unis.
Neuf étapes ponctuent le livre/l’exposition :
1961 – Freedoms Rides, Jackson, Mississipi et Birmingham, Alabama (ce sont des voyages de la liberté au cours desquels « des activistes noirs et blancs montent à bord de bus Greyhound et Trailways en direction du sud pour promouvoir la déségrégation des transports »)
1962 – Entrée de James Meredith à l’Université du Mississipi, Oxfort, Mississipi (c’est la première fois dans cette université pour un Afro-Américain) : « La veille de son admission, trois mille émeutiers ont protesté sur le campus ; ils ont brûlé des voitures, lancé des pierres sur la police fédérale et tué deux personnes : le journaliste français Paul Guihard, dépêché par l’Agence France-Presse, a reçu une balle dans le dos, tandis que Ray Gunter, un réparateur de juke-box blanc, est décédé d’une balle dans le front. Leurs morts sont qualifiées d’exécutions. Plus de trois cents personnes ont été blessées, ainsi que cinquante-cinq policiers fédéraux et quarante soldats et garde nationaux chargés de la protection de James Meredith. En réponse à l’émeute et pour rétablir l’ordre sur le campus, le président Kennedy envoie dix mille militaires, douaniers et soldats infirmiers de la marine, ainsi que la garde nationale du Mississipi. »
1963 – Marche sur Washington (deux cent cinquante mille personnes ; discours de Martin Luther King « I Have a Dream »)

1964-1969 – Rassemblements du Ku Klux Klan en Caroline du Nord
1965 – Marches de Selma à Montgomery, Alabama (il y en aura trois, le président Lyndon Johnson envoyant « mille neuf cent membres de la garde nationale de l’Alabama, sous le commandement fédéral, ainsi que des agents du FBI et des officiers fédéraux pour protéger les vingt cinq mille personnes qui défilent de Selma à Montgomery, entre le 21 et le 25 mars, menées par Martin Luther King »)
1966 – Marche contre la peur de James Meredith, Jackson, Mississipi (un homme blanc tente de l’abattre alors qu’il a entrepris de marcher seul contre la peur pendant 354 kilomètres, de Memphis, au Tennessee, jusqu’à Jackson, dans le Mississipi)
1968 – Mule Train, ou Marche des pauvres, de Marks, au Mississipi, à Washington
1968 – Grève des éboueurs, Memphis, Tennessee (« La ville reconnaît le syndicat des éboueurs et accepte d’augmenter leurs salaires. Cette grève marque un tournant majeur pour les droits civiques et les syndicats à Memphis »)

1968 – Assassinat de Martin Luther King, Memphis, Tennessee
Dans un texte précis accompagnant le catalogue, William Ferris rend hommage à Frederick Douglas, grand écrivain abolitionniste et antiesclavagiste du XIXe siècle, par qui la photographie fut pensée comme un instrument de liberté, la royauté des sans-royaume : « Frederick Douglas pensait que le daguerréotype rendait leur dignité aux anciens esclaves, enfin vus comme les êtres humains à part entière qu’ils étaient. »
On peut gloser à l’infini sur le sens de l’expression « devoir de mémoire », mais il ne fait aucun doute qu’I am a Man y contribue. Voici donc une exposition à voir en prenant le temps de s’y attarder, et un livre à transmettre, en particulier aux adolescents.
I am A Man, Photographies et luttes pour les droits civiques dans le sud des Etats-Unis, 1960-1970, sous la direction de Gilles Mora et William Ferris, préface de Lonnie G. Bunch III, éditions Hazan, 2018, 144 page – 140 illustrations

Exposition éponyme au Pavillon Populaire de Montpellier, du 17 octobre 2018 au 6 janvier 2019