
Depuis quelques années, sans l’avoir véritablement cherché, Corentin Fohlen constitue, de façon très sensible et documentée, l’archive photographique d’un pays de beauté frappé par de nombreux malheurs, les catastrophes climatiques et sanitaires régulières s’accompagnant de l’incurie des pouvoirs publics et de la cleptomanie de la classe dirigeante.
Grand lecteur d’écrivains haïtiens majeurs, qui sont parfois ses amis (Yanick Lahens, James Noël, René Depestre, Lyonel Trouillot, Frankétienne, Jean-Marie Théodat…), Corenthin Fohlen écrit en images l’histoire d’une contrée très singulière, de pleine vitalité malgré les douleurs, d’inventivité malgré l’épuisement, de couleurs vives malgré le noir, de magie quotidienne malgré l’acculturation induite par la globalisation marchande effrénée.

Après deux livres publiés en 2017 aux éditions Light Motiv, Haïti et Karnaval Jacmel, le photographe s’attarde cette fois à Morne-à-Cabri (Le Village, éditions Le Bec en l’air, 2018), à vingt kilomètres de Port-au-Prince, où sont censés être relogés, dans une zone quasi désertique, des habitants sinistrés ayant perdu leur toit à la suite du tremblement de terre de 2010.
La situation pourrait n’être qu’ubuesque dans cette opération de relogement appelée Lumane Casimir (du nom d’une chanteuse et guitariste haïtienne de grand talent) si elle n’était essentiellement pitoyable, témoignant à petite échelle des difficultés d’un pays entier, notamment de la gangrène que représente la corruption.

La couverture (livre à renverser pour la voir de façon horizontale, comme si sa tête était de travers) montre, au milieu d’un terre-plein séparant des fantômes d’habitations en béton disposées symétriquement, un bulldozer écrasant bientôt le titre même du livre sous la puissance de son rouleau d’aplanissement.
Au-dessus de la scène digne d’un thriller chinois plane un ciel destinal, un bleu parsemé de nuages, un piège de désespoir.

Les couleurs sont parfois, souvent, magnifiques dans ces constructions qu’on croirait édifiées par un artiste du minimal art, mais si le décor est de choix, la réalité ne peut se satisfaire de joliesse.
Présentée comme une cité idéale, Lumane Casimir, dont la vaste étendue est propice aux pillages (câbles, volets, matériaux de toutes sortes), donne le sentiment d’un studio pour soap opera à ciel ouvert.
Chatoyants pour les dépliants publicitaires, les logements dont le loyer s’adresse en priorité à la classe moyenne s’avèrent trop petits pour loger des familles entières. Les pannes d’électricité sont régulières, l’eau est parfois trop salée, le ciment s’effrite et l’approvisionnement en nourriture est aléatoire.

« Comme souvent en Haïti, écrit Corentin Fohlen, l’utopie cède la place à l’échec. Habitués à ces perpétuelles turpitudes, les Haïtiens finissent par ne plus rien attendre de l’extérieur. Mais toujours la débrouille et la solidarité locale reprennent rapidement le dessus. »
Le soleil cogne, les stores sont baissés, les habitants semblent très isolés.
Lumane Casimir est un monstre de couleurs dévorant ses occupants.

Chacun bricole comme il peut une vie tenable, par la recréation de liens de solidarité, ou la mise en place de commerces informels, interdits par les autorités.
Autour de l’école, il y a des fils de fer barbelés, et un sentiment d’ennui omniprésent.
A Lumane Casimir, il faut apprendre à disparaître dans un arc-en-ciel de constructions, et, pour vivre, accepter les lois de l’invisible.
Placé sous la protection d’un vévé, symbole stylisé permettant le passage d’un esprit, Le Village n’est pas qu’un lieu, n’est pas qu’un livre, c’est, au-delà du constat d’une illusion perdue, un acte magique non dénué d’humour.
Corentin Fohlen, Le Village, texte de Corentin Fohlen, postface Yanick Lahens, éditions Le Bec en l’air, 2018, 128 pages
